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Un trajet simple

     C’était un trajet tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Je rentrais chez moi à vélo après une journée de travail. En cette période d’hiver la nuit tombait vite, et alors que la soirée était à peine entamée, je roulais dans le noir complet. J’avais commencé ma journée en livrant des colis au volant d’une camionnette et je la finissais à vélo. Jour après jour, je m’étais fait à l’ironie de cette situation. J’habitais à dix petites minutes de mon emploi, rien qui ne nécessitait une force ou une volonté exceptionnelles. D’ordinaire, je me passais aisément de voiture, cependant, cette soirée-là, j’aurais volontiers échangé mon deux-roues contre un véhicule motorisé.

     Les nuages noirs s’agglutinaient, renforçant l’obscurité de la nuit. Ils portaient en eux une pluie fine mais continue. Comble de malchance, le phare à l’avant de mon VTT avait rendu l’âme quelques jours auparavant. Les intempéries, le vent de face et la noirceur de la nuit avaient décidé de rendre les choses plus compliquées que prévu. Je roulais tête baissée, les gouttes d’eau minces et piquantes comme des aiguilles gênaient ma vision. J’essayais d’aller le plus vite possible afin de regagner la chaleur apaisante de mon appartement au plus tôt, mais les éléments étaient contre moi. Les planètes semblaient alignées, destinées à m’empêcher de réintégrer tranquillement mon foyer.
     La route de cette zone industrielle était dans un état lamentable. Je faisais de ridicules rebonds à chaque trou que je ne pouvais éviter. Secoué par les aspérités de l’asphalte, je me déportai vers le milieu, histoire d’esquiver les flaques d’eau qui prospéraient sur les bords. Ce n’était pas la première fois que je rentrais de nuit et pas la première fois que je roulais sous un si mauvais temps. Je faisais avec, c’était devenu une routine. À force, je connaissais chaque aspect du trajet : çà et là une crevasse, ici une flaque d’eau stagnante, là-bas un animal 
mort (le troisième que je croisais de la journée)... J’avançais machinalement, perdu dans mes pensées, comptant les minutes restantes jusqu’à mon domicile.

     Je fus tiré de ma rêverie lorsqu’un semi-remorque très largement en excès de vitesse me doubla, me frôla et manqua de m’envoyer m’étaler sur le trottoir. Mon feu arrière n’était guère qu’un minuscule point rouge dans l’immensité de la nuit. Bien qu’à mi-chemin, cette route ne m’inspira soudainement plus confiance. La peur de me faire renverser par un conducteur peu attentif était devenue trop grande. Je décidai de passer par le centre-ville, cela ne me rajoutait que quelques minutes. Il y avait certes en fin de parcours une montée très fatigante, mais cet itinéraire avait l’avantage d’être relativement bien éclairé. Des légions de lampadaires guideraient mon retour.
     La ville était bien calme. Je ne croisai pas âme qui vive aux 
abords des commerces et des appartements. J’avançais inlassablement, subissant les assauts incessants du vent et de la pluie. L’éclairage urbain facilitait mon déplacement. Depuis que j’étais en ville, aucun véhicule ne m’avait doublé, ce qui me rendait beaucoup plus serein. Je n’étais plus qu’à une poignée de minutes de chez moi. Seul un pâté d’immeubles ainsi que la grande montée me séparaient de ma demeure. La pluie observait une trêve mais le vent balayait toujours la rue et le froid prenait un malin plaisir à me fouetter les joues. Une humidité désagréable s’emparait des environs.

 

     Alors que j’avais la tête à des banalités, du type « qu’est-ce que je vais manger ce soir ? » ou « quel film allons-nous regarder avec ma copine ? », un homme sortit brusquement de chez lui et déboula au milieu de la route. Je l’évitai en zigzaguant, glissant sur la route mouillée. Le crissement de mes freins usés me vrilla les tympans. 

     Surpris par cette rencontre impromptue, j’allai voir de quoi il s’agissait. Je tentai une timide approche, lui demandant si tout allait bien et réalisai à ce moment-là qu’il était torse nu. Sa voix bredouilla un « ... Aide-moi...» à peine audible. Je m’approchai gauchement, toujours assis sur la selle de mon vélo. Peu rassuré, je lui demandai ce que je pouvais faire pour lui. L’homme se tenait voûté, les bras refermés autour des côtes. Il avait du papier essuie-tout enroulé autour du torse et le pansement de fortune était auréolé d’une vilaine tache noire. Il claudiqua vers moi sans répondre, la mine grave. Je répétai ma question. Il se figea, ses cheveux ébouriffés couvraient en partie son regard incrédule. Soudain, il s’écroula comme une pierre.
     Je quittai mon vélo pour bondir à son chevet. J’aurais aimé qu’une 
voiture passe à côté de moi et s’arrête pour m’aider, mais malheureusement personne ne vint. Mon malaise s’accentua, la situation m’échappait complètement, je n’avais jamais rien vécu de similaire. Je tentai de réveiller l’individu inconscient, sans succès. Alors que j’essayais de prendre son pouls, mon regard se posa sur l’étrange tache. J’approchai fébrilement ma main pour l’examiner. La tache noire ressemblait à du sang séché mais en y regardant de plus près, je vis un épais liquide noir, comme de l’encre, s’en écouler petit à petit. Je reculai d’un bond, et vis que le bout de ses doigts était également noir.

     Je pris mon téléphone et appelai les secours. J’entendis la sonnerie puis un message automatique me demanda de patienter. Il tourna en boucle durant un temps qui me parut interminable. Me retournant sur l’homme, je réalisai avec stupeur qu’il s’était relevé. Droit comme un i, il me fixait en silence. Sur le moment, je pensai qu’il était sous l’emprise de je ne sais quel médicament ou défoncé à une quelconque drogue. Personne ne me répondait à l’autre bout du fil et le regard insistant de l’homme me mettant fortement mal à l’aise, je décidai de raccrocher et de partir quand il hurla :
     « Pourquoi tu ne veux pas m’aider ?!
     — Mais c’est ce que j’essaye de faire... répondis-je, peu sûr de moi.

   — Non ! Tu es... comme les autres ! Tu ne m’aides pas ! » Il accompagna ces paroles d’une respiration hoquetante.

     Démuni et face à l’impossibilité de communiquer avec cette personne, je reculai lentement sans le quitter des yeux. Je me penchai pour redresser mon vélo en effectuant des gestes d’une infinie lenteur, comme si j’étais face à un animal sauvage sur le point de me bondir dessus. Pris de remords, je lui lançai une dernière supplication:
     « Essayez de rester tranquille et allez voir un médecin, il y en a un à quelques rues d’ici, dis-je sans grande conviction. »
     Sur ces mots, j’enfourchai mon vélo et en quelques coups de pédale cherchai à mettre le plus de distance possible entre cet individu malplaisant et moi. À peine lui avais-je tourné le dos qu’il cria :
     « Aide-moi! Reviens ! »
     Je ne me retournai pas, j’accélérai même. Je l’entendis maugréer quelque chose, et réalisai qu’un bruit de cavalcade faisait désormais écho au roulement de mes pneus. L’homme sprintait comme un possédé, pieds nus sur le bitume, son bandage improvisé se décollait de son torse. Malgré sa blessure et son air groggy, il tenait une forme impressionnante à la course. Je poussai fort comme jamais sur les pédales : il fallait que je le sème. Machinalement, je pris le chemin de mon appartement, et me retrouvai face à l’immense montée.

     Quand j’empruntais ce chemin, c’est-à-dire rarement, je le terminais une fois sur deux en marchant à côté de mon vélo. À chaque fois que j’entreprenais cette ascension, je crachais mes poumons et me faisais dépasser par des piétons. Je n’avais aucune force, aucune endurance. Le vélo n’avait jamais été un loisir agréable pour moi, c’était un moyen de locomotion comme un autre.

     J’essayai de gérer mes vitesses du mieux possible, de garder le plus de rapidité et surtout de m’économiser un maximum. Je savais que l’homme était derrière moi, qu’il continuait à me courir après. Si seulement je m’étais engouffré dans les petites rues du centre-ville, j’aurais pu me débarrasser de lui. Ici, il était impossible de me soustraire à son regard. L’individu continuait de hurler. Je fus frappé par l’indifférence générale que suscitaient les cris de ce forcené dans la nuit. Bien qu’étant en pleine zone résidentielle, je ne vis pas l’ombre d’un quidam regarder à sa fenêtre ou venir s’enquérir de la situation. Je ne pouvais compter que sur moi seul.
     La première partie de la montée se passa plutôt bien ; la pente était encore légère. J’aurais aimé avoir un peu plus d’élan pour pouvoir prendre de la vitesse, mais la route était trop courte. Il y avait ensuite un mince virage suivi d’un deuxième versant plus abrupt, c’était à cet endroit que ma vitesse diminuait fortement.

     Alors que je prenais de la hauteur, je risquai un coup d’œil en arrière. Surplombant le quartier, je vis l’homme au pied de la pente qui me cherchait du regard. La lumière des réverbères que j’avais si ardemment désirée lui indiqua ma position. Il reprit sa course effrénée. Je passai encore une vitesse, descendant en troisième, ce qui rendait le pédalage un peu plus facile. Mon corps tout entier dégoulinait d’une sueur résultant autant de la peur que de l’effort. Je n’avançais presque plus, oscillant comme un poivrot désorienté. L’homme blessé, lui, continuait son inlassable traque.
     Je passai la deuxième vitesse, j’étais inquiet car je savais que ma chaîne mal entretenue et distendue pouvait dérailler à tout moment. Je tournai à gauche dans le dernier virage, celui qui menait à l’ultime montée, la plus raide. Celle où j’échouais systématiquement. Je donnai tout ce que j’avais, j’étais à mon maximum, mais il n’y avait rien à faire. J’avais l’impression que les roues allaient se décoller du sol et que j’allais tomber à la renverse. Je sentais l’individu gagner du terrain et moi je faisais du surplace. Mon vélo grinçait de partout, j’entendais les 
roues frotter contre le garde-boue, la chaîne qui raclait péniblement. À bout de forces, je pris le risque de passer la première vitesse. Terrible choix, car à l’instant où je changeai de rapport, j’entendis un claquement, et dès lors je me retrouvai à pédaler dans le vide.

     C’en était fini de mon ascension. Le vélo se figea et manqua de tomber. En contrebas, à peine sorti du premier virage, mon poursuivant suivait infatigablement son objectif, tel un marathonien meurtrier. J’avais déraillé, j’aurais dû partir, laisser mon vélo, courir pour sauver ma peau, mais je n’arrivais pas à me résoudre à l’abandonner. J’entrepris donc de remettre la chaîne en place sur les rouages. Mais la lumière des réverbères était trop faible, mes mains couvertes de graisse glissaient et cette maudite chaîne refusait de se remettre correctement. Pendant que je m’acharnais, le forcené gagnait du terrain, avançant inexorablement, d’une lenteur effrayante mais d’une détermination sans faille. À présent silencieux, il se contentait de me fixer. Il était désormais si proche que j’entendais sa respiration cahoteuse. Ce son détestable était le seul qui résonnait sur la colline.
     Je parvins
in extremis à remettre la chaîne sur les rouages. Il n’était cependant pas question de faire un démarrage au beau milieu 
de cette côte. Je me mis à trotter en poussant mon vélo. J’étais vraiment stupide, j’aurais dû m’en débarrasser depuis longtemps, mais j’avais déjà perdu trop de temps et ne pensais qu’à une chose : avancer, continuer, mettre de la distance entre moi et ce fou.
     J’atteignis enfin le haut de la montée : à partir de maintenant, il n’y avait plus que du plat; je remontai sur mon vélo et démarrai d’un puissant coup de pédale. Les yeux rivés vers le sol, je contemplai mon ombre déformée par la lumière des réverbères. Soudain, une autre ombre apparut derrière la mienne : la silhouette d’un homme debout, le bras lancé en avant. Je sentis une main s’agripper à mon blouson: c’était lui, à moitié dans les vapes, avec une respiration ample et saccadée. Il 
ouvrit la bouche pour hurler mais aucun son n’en sortit, ce qui me terrifia encore plus. Je me débattis pour lui faire lâcher prise. À bout de forces, il desserra les doigts et je parvins à me dégager de son emprise. Je partis comme un boulet de canon ; la peur, l’instinct de survie me firent oublier ma douleur et le feu dans mes jambes. Je roulai aussi vite que je pouvais, laissant derrière moi mon poursuivant. Je ne lui jetai même pas un dernier regard, de peur de le voir toujours à mes trousses. Je traversai un quartier résidentiel, composé de petites maisons collées les unes aux autres, toutes bâties sur le même modèle. Un calme plat régnait en maître. L’endroit était aussi désert que les rues précédentes. La nuit était tombée et pourtant les lumières étaient rares dans les foyers.
     Je croisai une voiture, la première depuis une éternité, elle était immobilisée en travers de la route, le moteur tournant, porte côté conducteur grande ouverte, phares allumés et personne à proximité. 
J’étais en proie à une profonde paranoïa. Le moindre bruit que j’entendais, la moindre silhouette que je voyais me faisait immédiatement penser à mon agresseur. En tendant l’oreille, je pouvais encore entendre sa respiration caverneuse.


     J’arrivai enfin chez moi, mis le vélo au garage et montai les marches quatre à quatre. Dans le couloir, je fus frappé une fois de plus par le silence. Mon voisin avait une fâcheuse tendance à tester les basses de ses enceintes une fois la nuit tombée.
     J’ouvris la porte de mon appartement ; la lumière était éteinte. 
Je pénétrai dans le salon. Ma petite amie était assise dans son fauteuil, le chat sur ses genoux. Je m’approchai, débitant hors d’haleine ma mésaventure. Le silence mortifère de la pièce me coupa dans mon élan. J’appelai ma copine par son prénom ; pas de réponse. Alors que je m’avançais, j’entendis sa respiration, une respiration en dents de scie qui traînait en longueur et qui tirait vers les graves. Exactement la même que celle du fou qui m’avait suivi. L’espace d’un instant, je crus à une mauvaise blague, puis je vis ses mains posées sur les accoudoirs. Ses doigts étaient noirs. Tétanisé, je n’osai plus avancer. Elle se leva brusquement, et le petit chat tomba raide mort sur le plancher. Mon âme sœur avait le même teint livide, la même vacuité dans le regard que mon poursuivant. Sa bouche ne s’ouvrit que pour prononcer sur un ton monocorde et sans vie une seule et unique phrase :

     « Aide-moi. »


     Pris de panique et trop lâche, je partis. Je descendis les escaliers à toute vitesse, me retrouvant au milieu de la rue sans avoir le temps de m’en rendre compte. J’appelai à nouveau les secours, cette fois-ci je n’obtins aucune tonalité. Je levai les yeux vers mon appartement, j’avais pleinement conscience de ce que j’abandonnais. J’aurais voulu faire plus, trouver une véritable solution, pourtant je restais là, immobile, paralysé par l’angoisse. Je fus tiré de ma torpeur par un bruit sourd et répétitif. Une forme tapait avec insistance derrière la vitre de mon salon. Bientôt, d’autres coups lui répondirent, de nombreuses ombres dans les logements alentour cognaient avec une effrayante régularité sur les fenêtres. Tous ces sons cumulés résonnaient comme un tambour tribal. Piégées dans leur demeure, les ombres réclamaient quelque chose, mais quoi ? Je ne pouvais rien pour elles et personne ne me viendrait en aide. Personne ne m’avait aidé jusqu’ici. Je ne pus me résoudre à retourner chez moi. Je repassai par le garage récupérer mon vélo, l’enfourchai et roulai. Je ne savais pas où aller ni ce qui pouvait bien m’attendre. La nuit avait enveloppé le globe.


     L’horizon sombre était maintenant peuplé de silhouettes errantes accompagnées de leur horrible respiration.

Corentin macé

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