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Un seul être

     Il y était. Sa frêle silhouette foulait enfin, ou hélas, cette aridité incolore que d’autres nommaient désert.
 

     Ce désert ne semblait ni sable, ni sel, ni glace. En réalité, même son existence portait à controverse. Il constituait une absence, un vide, un manque. Chacun se forge ses propres déserts, intérieurs ou extérieurs. Déserts de gens, d’argent, d’idées, d’éthique, d’amis, d’amour.

     On peut s’y exiler de plein gré, ou s’y retrouver par hasard. On peut les rechercher, ou les maudire. Peu importe. Le désert demeure un état, et le seul but à avoir est de le quitter, au risque de s’y perdre.
 

     L’homme avait des lunettes d’aviateur teintées, sans avion, une casquette de rugby, sans ballon, une radio sur l’épaule, sans son. Son pantalon n’avait pas de poche et sa chemise pas de manches. Ses chaussures sans semelles battaient le sable brassé par les vents et sa cigarette sans tabac pendait à ses lèvres gercées. Il ne parlait plus, mais respirait. Il pensait, mais n’entendait plus. Que se passait-il dans sa tête ? Il n’était pas dit qu’il le sache lui-même.
 

     Le jour et la nuit se confondaient pour lui ; la course des cycles tendait vers le rien; ses sensations perdaient tout sens ; son être n’était qu’une idée

​

fugitive
volatile
éphémère
du néant venant
approchant sa conscience
timidement, avec patience
abordant un rivage nu

d’eau et de plage dépourvu
pour qu’à nouveau il y revint
en toute simplicité, un point

.

​

     Un horizon fut posé. L’errance infinie de son esprit prenait un cadre plus préhensible, plus tangible. Quelques songes purent revenir par de discrètes notes. La traversée continuait.
 

     La radio grésilla. Un son dérangeant, audible et inintelligible. L’homme s’arrêta. Il prit la machine à deux mains, la tritura, la manipula, tournant ceci ou cela, orientant l’antenne molle vers le nord, à la manière d’une boussole. Une voix parut à ses oreilles et même s’il ne pouvait la comprendre, il s’en réjouit. La radio retourna sur son épaule et ses pieds retournèrent à leur marche.
 

    Au-dessus de lui, le Soleil se mouvait, calquant sa course sur ses pas. Dans ses membres de glace revinrent progressivement et la vie et les sens. Sous ses orteils, il ressentit bientôt les grains, tantôt éphémères, tantôt passagers des interstices de ses doigts de pieds. La voûte plantaire suivit l’exemple, en retard comme d’habitude. Des signaux lui parvinrent, entremêlés, indiscernables les uns des autres. Un fait ressortait du lot: il foulait une dune de sable faite, et cela l’indisposait. Certes, il sentait à nouveau, mais il s’en serait bien passé au final. Il grommela, s’arrêta pour la deuxième fois et souleva son pied gauche pour le regarder. Point de semelle. Il l’avait oublié. La chaussure ne faisait que couvrir le dessus de son pied. Les réparer, ou en racheter ?
 

     À préciser que le décor, par sa monotonie, ne pouvait retenir son attention bien longtemps. Une dune après l’autre, les montées ne faisaient que précéder les descentes et les descentes ne faisaient que précéder les montées. Une dune après l’autre, sa question s’épuisait, son esprit ramait, ses pensées divaguaient, dérivaient, se perdaient. Personne ne sait par conséquent comment l’Idée arriva jusqu’à lui.

​

     Pour la troisième fois, il s’arrêta. Et là. Malgré l’inutilité apparente de sa démarche, il se retourna. Il découvrit que, trois pas plus tôt, sa cigarette était tombée. Au milieu des étendues infinies de sable, ce bout de papier troublait l’harmonie. Il était un détail dans un puzzle monochrome, un point blanc dans une plaine jaune.


     L’homme était tenté de la laisser là, mais une voix lui soufflait le contraire. Une voix sourde, un son construit pourtant sans mots. Une consigne. Il n’était pas obligé de s’y plier. Il ne se voyait pas l’ignorer pour autant. Quelque chose d’inconnu pourrait lui faire regretter son geste, et il aurait gros à perdre s’il y restait indifférent. La cigarette fut ramassée et rangée dans une des poches inexistantes de son pantalon. L’homme put reprendre sa traversée, l’esprit apaisé.

​

     D’autres objets imitèrent la cigarette. Il les ramassa sans distinction : une boucle d’oreille, une caméra, une peluche, une photo... Une photo familière. Il la regarda. Trois personnes, tout sourire, un jeune homme plutôt beau, une jeune femme magnifique, et un autre jeune homme, assez discret, presque effacé. Il suffisait de regarder le cliché un peu trop rapidement pour ne pas le voir. Une grimace tordit la bouche de l’homme. Il se sentait mal rien qu’à contempler ces visages. Il émit un bruit rageur et rangea la photo avec le reste.


     Ce geste était arrivé trop tard, hélas. La photo hantait à présent son esprit, si fort qu’il ne pouvait désormais plus l’oublier. Il y focalisait toute son attention, tout en souhaitant ne jamais l’avoir retrouvée. Et le désert en souffrait. L’étendue se tordait à l’instar de l’homme. La plaine étouffait de cette pensée ravageuse et unique. Une folie grandissante gangrenait tout, par la faute de cette seule photo.

​

     « Intolérable », prononça-t-on.


     De cet unique mot naquit un souffle, sans inspiration. De souffle, il devint vent, annonciateur de mauvais temps. Les masses d’air véloces mordirent les dunes, avalant sans fin le sable latent, devenant mur mouvant, muraille tourbillonnante. L’œil du cyclone, à présent désastre vrai, enserrait l’homme. Un clignement de paupières, et il n’existait plus. Où qu’il regarde, ce n’était que colère, une colère aveugle, impossible à raisonner. D’où pouvait bien venir cette tempête ? L’homme se refusait à répondre. Pourquoi ce désert existait ? L’homme refusait de répondre. Comment son... ? L’homme refusait de répondre. Encore et toujours.

     Il restait prostré, à nier la tempête, à nier le désert, à se nier lui-même. Bientôt, et contre sa volonté, bravant le barrage de la brise sanguinaire, se présenta un cri. Puis apparurent une larme, un verre brisé, une blessure...
 

     De plus loin encore vinrent une étreinte, une promesse, un baiser. Des voyages, des sorties, des rencontres. Des lèvres, des yeux, un visage. Jamais la tempête n’avait paru si étouffante à l’homme, le tailladant un peu plus à chaque image retrouvée. En lui, la lumière se fit, et l’œil se clôt. Tous ses souvenirs investirent alors son esprit comme un boulet de canon. Chaque instant de sa vie s’immisça en lui. Sans filtre. Les preuves de ses actes arrachèrent ses oreilles, transpercèrent son torse, étranglèrent sa gorge. Il fut englouti, noyé dans son propre sang, son cœur à vif, son cerveau en vrac ; ses pensées lui parlaient, clamant tout et son contraire ; sa mémoire remontait le temps jusqu’au

​

Doute.
Né d’un regard,
Attisé par d’autres.
Coup d’état de la paranoïa
Ravageant son hôte sans égard,
Le coupant du bon, ravivant le mal.
Manière d’être révolue, gâtée d’une haine éperdue
Amenant à la pensée de trop, au mot de trop, au geste de trop.

Avant le désert.

​

     L’homme ouvrit les yeux. Devant lui, une cabine téléphonique d’un rouge usé. Il se leva, y entra, décrocha le combiné, composa un numéro de tête, attendit le signal sonore, et parla :


     « Pardonne-moi. J’ai été idiot... »

​

Eddy Rokmer

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