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Plaine d'or et galet blanc

     — Ça ne sert à rien que je vous l'dise, vous ne me croiriez pas, soupira le vieil homme.

     — Je pense que je peux prendre quelques instants pour vous écouter, lui répondit d'une voix grave l'homme assis en face, de l'autre côté de la table.

     — Décidément... Vous êtes du genre tenace, vous. Mais bon, puisque vous insistez...

 

     Le vieil homme passa sa main droite dans sa vieille barbe grise. Son autre main était occupée à faire danser entre ses doigts un galet blanc ovale, dans une sorte de ballet incessant, entre va-et-vient, s'activant à polir la corne rugueuse d'un travailleur des champs. À de multiples reprises, le galet entrait en contact avec la table de marbre également blanche, produisant un bruit sec et cassant. Celui qui se tenait devant le vieil homme avait son sourcil droit qui se haussait nerveusement à chaque contact de la pierre sur la table. Ses mains restaient immobiles, l'une dans le creux de l'autre. Et surtout, il ne lâchait pas une seule seconde le vieillard de son regard perçant.

 

     « Si vous voulez la vérité Monsieur, continua le vieil homme, et rien que la vérité, je m'apprête à vous la livrer. Libre à vous de me croire ou non. Mais au petit matin de ce jour même, tout comme hier, et la journée d’avant-hier, et toutes celles depuis maintenant cinquante et un ans, j’ai été en proie à des hallucinations. Toujours les mêmes.  Pardon, vous dites ? Non, non, ce ne sont pas des rêves. Ah, si, c'est différent, veuillez m'excuser. Car dans les moments où ça m'arrive, je suis, Monsieur, persuadé du fait que je ne suis pas endormi. Les hallucinations me viennent en général quelques instants après que je me suis réveillé. Comme tous les matins, j'ouvre les yeux, me redresse en position assise, et mes pieds rencontrent alors une surface très douce, rien à voir avec le carrelage froid qu'on me fournit ici. Même après cinquante et un ans d'hallucinations, ça me fait toujours son petit effet. Vous savez Monsieur, à mon âge, quand vous vous levez tôt tous les jours à la même heure, réglé comme une saleté d'horloge, vous commencez à... Pardon ? Oh. Oui, excusez-moi, venons-en au fait... Le galet ne vous dérange pas ? J'ai toujours besoin de le tourner entre mes doigts, ça m'apaise... Bon, très bien. Donc je disais, euh... Ah oui. Je me retrouve assis sur le lit dans ce que je pense être une chambre à coucher. Tout a changé dans la pièce où je me trouve. Les murs sont en argile, sur lequel  est étalé un crépi couleur crème, et la pièce est baignée d'une lumière douce et elle bouge, comme ça vous voyez, comme si elle dansait avec le vent. Alors moi, ça m'intrigue, j'me lève, je vais coller mon visage sur les carreaux et là, incroyable. Je peux voir à perte de vue un champ d'épis de blé mais immense, tellement immense, comme ceux qu'il y a chez moi, là-bas. Le ciel est d'un bleu immaculé et deux soleils se télescopent pour ne faire qu'un, baignant l'espace d'une lumière si belle, si palpable... Et puis soudain, POUF (oh pardon, j'voulais pas vous effrayer...), ils se séparent. Et je peux voir au loin cette falaise bordée de galets blancs. Tout est si beau... Mais dans la pièce tout est si vide. Quand je commence à y faire vraiment attention, je remarque qu'elle est vide de meubles. Vide de vie, vide de bruit, vide de tout... J'ouvre alors la porte qui mène à l'extérieur de la pièce, délicatement, encore indécis, pour me retrouver dans celle adjacente, et qui est tout le contraire de la précédente ! Elle explose de joie et d'odeurs de fêtes, elle sent la chaleur, Monsieur ! Oui, la chaleur ! Mais ses murs sont de briques noirâtres et vertes, qui capturent la lumière pour amplifier l'obscurité en continu. Il n'y a pas de fenêtre, ni d'ouverture, et le plafond s'envole au-dessus de ma tête... Voilà... Décidément, c'est toujours plus étrange lorsque l'on raconte ses histoires que lorsqu'on les vit. On s'y croirait tellement que ça en deviendrait presque réel. C'est pour ça que j'ai demandé à ce que quelqu'un vienne, pour pouvoir m'aider à résoudre définitivement ce problème... Qu'en pensez-vous ? Monsieur. »

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     Monsieur observait l'homme en face de lui, ses idées perdues, troublé. Il avait voulu, il avait vraiment essayé, il le jure. Il avait vraiment essayé de ne pas y faire attention, mais ce regard, si humain... Il n'avait fait attention qu'à moitié aux mots, trop perturbé par ce langage qu'était le sien. Il était tout simplement déchiré par ses sentiments. Comment était-ce possible ? Monsieur s'était pourtant préparé à cette rencontre, et ce depuis des années. Trente-deux ans pour être exact. Trente-deux ans qu'il s'était enrôlé dans les services annexes d'une branche au nom bien trop complexe, pour découvrir ce que renfermaient ces murs.  L'année où il s'était engagé, le vieil homme, qui avait presque trait pour trait le visage de son père, était enfermé dans le cœur de cet énorme ensemble depuis pas moins de dix-neuf ans. Comment pouvait-on faire quelque chose de tel à un autre être humain, sans raison apparente ? Comment avait-on pu, entre ces murs, à l’abri du regard des hommes, enfermer le berceau de l'Humanité elle-même ? Dans son état originel, et ce depuis plus de cinquante ans. D'agacement, la tête pleine de sons et de couleurs, et comme pour expulser son malaise grandissant, étouffant, Monsieur se leva d'un coup, envoya sa chaise à terre, et arracha au vieillard sa précieuse pierre plate dont le tintement creux résonnait sans arrêt dans sa tête.

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     — Qu'est-ce que... souffla le vieil homme.

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     Les deux hommes se regardèrent un instant, la mine surprise. Le temps, pour quelques secondes, sembla s'arrêter. Puis Monsieur se redressa subitement, le visage calme et froid, et sa voix se fit beaucoup plus droite est assurée lorsqu'il prononça ses derniers mots, tout en remettant la chaise sur ses pieds :

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     — Merci pour votre temps et vos indications. Nous allons maintenant voir ce que nous pouvons faire pour remédier à cela.

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     La pierre lui brûlait la paume mais son poing ne se desserra pas. L'autre sur sa chaise avait toujours le regard perdu, et sa bouche s'ouvrait et se fermait, laissant s'échapper des petits bruits humides. Sans un regard en arrière, Monsieur fit signe d'ouvrir la lourde porte en iridium qui se trouvait dans son dos, et s'engouffra dans le sas de sortie. La porte se referma derrière lui, barrière véritable entre deux mondes. Et il goutta alors la lumière d'un soleil.

 

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     À des centaines de millions de kilomètres de là, loin de la chaleur étouffante du désert névadien, s'étendait une plaine d'or. Un jeune homme se courbait vers le sol, le dos rompu par l'effort, ses bras battant au rythme de la moisson annuelle. Victor sentait la sueur imbiber le col de sa chemise ouverte, mais son rythme ne ralentissait pas. Il y avait encore beaucoup de travail à faire avant la tombée des soleils. Il prit cependant conscience que, s'il ne s’arrêtait pas pour boire un minimum, il ne pourrait bientôt plus faucher quoi que ce soit. Et que de toute façon, il avait rendez- vous très bientôt, et devait donc se résigner à finir le travail pour aujourd'hui. Dans un soupir, il planta au sol le manche de sa faux, enfourna le goulot de sa gourde dans sa bouche et but de grandes gorgées d'eau tiède. Alors qu'il raccrochait sa gourde à sa ceinture, son regard rencontra un de ces galets blancs des falaises, logé au creux de la terre. Il le ramassa délicatement, l'épousseta de son souffle, et l'observa un instant en le faisant tourner entre ses doigts pour enfin le mettre dans sa poche. Petit souvenir de la maison, et de toute façon, il n'allait pas être long. La Terre n'était qu'à 15 millions d'années-lumière de chez lui.

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Louise Nicola

Copyright © –  2019

 

 Marie Barjon

Copyright © –  2018

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