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Les derniers souvenirs de Kacey Kelson

     Kacey Kelson avait 32 ans lorsqu’elle est morte, lors d’une douce soirée d’automne 1958 dans une petite ville proche de Macon, Géorgie. Mais ne soyez pas triste. Il n’y a rien de douloureux dans la mort. La vie est bien plus pénible.

     Pour être parfaitement honnête, Kacey ne se souvient même plus comment elle est arrivée là. Tout ce qu’elle sait, c’est que son dernier souvenir consistait à finir de préparer le repas pour son mari qui allait bientôt rentrer du travail. Ensuite, elle était morte, désormais coincée dans l’au-delà, bien qu’elle ne sache pas ce qu’est exactement l’au-delà. Pour le moment, cela ressemble à s’y méprendre à sa maison, bien rangée comme à son habitude mais pleine de monde, tous en noir. Kacey prend beaucoup de temps pour comprendre qu’il s’agit de ses funérailles. Elle n’a pas sa place dans ce milieu, avec son chemisier blanc immaculé et sa jupe rose cintrée à la taille. Mais de toute façon, les convives ne peuvent pas la voir.

 

     Assister à ses propres funérailles est une expérience étrange. Kacey remarque le nombre de personnes qui semblent trouver sa mort tragique parce qu’elle était si « jeune et jolie », comme si avoir été vieille et moche rendait la situation plus acceptable. Il est vrai que Kacey est une belle femme, avec sa silhouette élancée, son visage fin, ses légères taches de rousseur, ses yeux très bleus et sa chevelure rousse toujours parfaitement bien coiffée. Mais en vérité, les réactions de ces personnes qu’elle connaît si peu ne l’intéressent pas. Les seuls qui attirent son regard sont son mari et sa meilleure amie, Ophelia Osborne. Ophelia a les yeux rouges et s’accroche à son mari, comme si elle avait peur de s’écrouler et Kacey aimerait pouvoir la prendre dans ses bras. Quant à son mari, Kurt, son visage est vide d’expres- sion, ce qui ne surprend pas Kacey ; il a toujours eu du mal à montrer ses émotions.

 

     Le mari de Kacey reste vivre dans la maison un long moment mais celle-ci n’aime pas le voir évoluer sans elle, elle ressent un profond malaise à le voir vivre alors qu’elle-même est morte. Elle se retrouve donc à éviter son propre mari dans leur foyer jusqu’au jour où, au début des années 60, une nouvelle femme s’invite dans la maison, jeune, mince, blonde. Kacey a envie de la voir partir. Elle a une boule au ventre à l’idée de la savoir ici. Kacey suppose qu’il s’agit de jalousie ; elle veut la faire fuir. Son souhait est exaucé quelque temps après : son mari quitte les lieux et elle se retrouve seule dans sa maison.

 

     Le temps passe étrangement pour les morts. Kacey a parfois l’im- pression qu’un jour dure des années et que plusieurs années s’écoulent en un seul battement de cils. Et pendant tout ce temps, elle observe les gens qui habitent dans sa maison. Quand elle n’observe pas, elle se souvient. Les souvenirs des morts sont étranges, si violents, si réels que Kacey les considère comme l’équivalent des rêves des vivants.

 

     Lorsque Kacey entre dans son pensionnat de jeunes filles, elle a 10 ans. Toutes les filles sont issues de bonnes familles, comme elle, et elle n’a aucun mal à s’y intégrer. Pour être parfaitement honnête, Kacey a oublié le nom ou même le visage de ses amies de l’époque. Mais elle se souvient de Daisy Donovan, avec qui elle partage sa chambre. Elle a un sourire charmant et des cheveux noirs toujours en bataille. Daisy est sa meilleure amie. Elle ne s’est jamais réellement demandé pourquoi elle veut être proche de Daisy, ni pourquoi elle veut souvent lui tenir la main. Daisy quitte le pensionnat quand elle a 15 ans, au plus grand désespoir de Kacey. Avant de partir, alors qu’elle ferme sa valise dans le dortoir et que les deux jeunes filles sont seules, Daisy l’embrasse. Ensuite, elle sort et rejoint un homme qui porte un pantalon de costume gris, une chemise blanche, une cravate légè- rement desserrée, les bretelles de son pantalon visibles et un visage familier. Et Daisy est partie. Le baiser n’a duré qu’une petite seconde mais Kacey n’a jamais oublié. Daisy Donovan a été son premier baiser. La première personne dont elle a été amoureuse également, quand Kacey y repense.

 

     Les premières personnes qui emménagent dans la maison sont un couple de personnes âgées, Samuel et Sierra Sullivan. Ils arrivent en 1964. Ils décorent la maison avec des photos de leur vie, de leurs enfants et petits-enfants. Il y en a partout dans la maison et Kacey se sent mal à l’aise, parce que sa maison devient soudainement la maison de quelqu’un d’autre. Mais les Sullivan semblent charmants, ils sont très amoureux et affectueux, bien plus qu’elle et Kurt ont pu l’être à l’époque. Ils sont heureux dans leur nouvelle maison, jusqu’au jour où Samuel ne rentre pas et Sierra doit ouvrir la porte à la police. Acci- dent de voiture, c’est ce qu’ils disent et Sierra pleure toute la nuit. Elle se retrouve seule dans la maison. En 1971, Sierra Sullivan découvre qu’elle a un cancer. Elle organise un dîner avec toute sa famille et après ce repas, elle met ses affaires en ordre, fait venir un notaire pour être sûre que tous ses enfants auront leur part d’héritage, et leur écrit à chacun une lettre qui peut se résumer par « Je n’ai pas voulu me ruiner pour un traitement, je vais rejoindre mon Samuel, je vous aime ». Cette nuit-là, Sierra Sullivan prend une importante dose de somnifères et meurt paisiblement dans son sommeil.

 

     Quand Kacey a 17 ans, elle tombe amoureuse d’un garçon qui s’appelle Richard Robinson. Il a de jolis yeux noisette et une adorable fossette quand il sourit. Il l’emmène voir des films qu’ils ne regardent jamais avec attention car Richard est un garçon qui sait comment la distraire. Il semble être tout ce qu’il y a de plus charmant, un parfait gentleman, jusqu’au jour où Kacey lui fait comprendre qu’elle n’ira jamais plus loin que quelques baisers dans une salle de cinéma parce que Kacey est une gentille fille catholique qui fait toujours les choses comme il faut. Richard Robinson rompt avec elle et elle se retrouve à pleurer dans son lit, mouillant son chemisier blanc immaculé et sa jupe rose pâle qu’elle ne portait certainement pas à l’époque. Richard Robinson a été son premier petit ami. Richard Robinson fut son premier chagrin d’amour.

 

     En 1977, un jeune couple emménage dans la maison. Le jeune homme a la peau pâle et des yeux verts. La jeune femme a la peau noire et l’un des sourires les plus lumineux que Kacey ait jamais vu. Le couple apporte une télévision, quelque chose qu’elle n’a jamais eu. Elle a toujours voulu en avoir une mais Kurt ne voulait pas en acheter et elle n’avait jamais insisté. Il y a un souvenir associé à cette histoire de télévision, mais inutile de se concentrer sur cela ; Kacey préfère observer la famille Jenkins. Le couple est charmant, même si la dif- férence de couleur de peau surprend Kacey. Quand elle est morte en 1958, un couple comme celui de Jim et Jenny Jenkins était illégal. Mais les temps changent dans le monde des vivants. Même si elle se sent toujours un peu coincée dans les années 50, Jim et Jenny Jenkins ne sont pas coincés dans le temps et ils construisent leur vie à deux. Les voisins les regardent d’un œil mauvais mais avec un peu de temps, Jim et Jenny s’intègrent dans le quartier comme tous les autres couples qui les ont précédés. Ils ont un petit garçon en 1982, puis une petite fille en 1984 et enfin des jumelles en 1987. Kacey observe la famille s’agrandir avec un plaisir certain. Elle a toujours voulu avoir une famille, mais elle est morte à 32 ans et les choses ont été compliquées de ce côté-là. Ne pas avoir eu d’enfant la rend triste mais la famille de Jim et Jenny Jenkins la fait sourire. Elle aime voir les enfants grandir. Parfois, elle a l’impression que les plus jeunes peuvent la discerner, parce qu’elle surprend des regards droit dans sa direction. Mais s’ils peuvent la voir, Jonas, Juliet, Joanna et Jessica ne le disent jamais à voix haute. La famille achète toutes les dernières technologies et Kacey découvre des télévisions de plus en plus performantes et en couleur, les premières consoles de jeux, des objets qui semblent normaux aux Jenkins mais tout droit sortis d’un film de science-fiction pour Kacey. La musique qu’ils écoutent est différente de celle qu’elle écoutait et la famille possède une collection impressionnante de CD, des sortes de vinyles miniatures qui s’insèrent dans une machine dont Kacey ignore le nom. En 1992, la famille déménage et la maison est vide à nouveau.

 

     Quand Kacey a 24 ans, elle rencontre Kurt Kelson, un homme d’affaires toujours bien habillé qui a un sourire charmeur, de jolis yeux bleus, des cheveux bruns toujours parfaitement bien coiffés et qui transpire la confiance. Kacey est immédiatement sous le charme. Heureusement pour elle, le sentiment est réciproque. En 1953, alors qu’elle a 27 ans, ils se marient et elle devient officiellement Kacey Kelson. Le mariage est heureux, tout le monde semble passer un bon moment et Kacey ne peut s’empêcher de rire et de sourire. Elle est amoureuse comme elle ne l’a jamais été. Et lorsqu’elle doit couper le gâteau blanc avec Kurt, Kacey ne se demande pas pourquoi le couteau qui en ressort est imbibé d’un liquide rouge.

 

     En 1993, une nouvelle famille emménage dans la maison, Burt et Barbara Bassett, ainsi que leur fille adolescente Brooke. La petite famille est l’opposé de la grande famille Jenkins. Les Jenkins étaient heureux, une famille unie. Les Bassett transpirent la tristesse et la famille dysfonctionnelle. Brooke est une adolescente rebelle qui sort tout le temps en cachette, pue la cigarette et fait le mur pour aller retrouver des garçons. Sa mère est désespérée par son comporte- ment mais Kacey est triste pour la jeune fille : contrairement à Kacey, Barbara ne voit pas tout ce qui se passe sous son toit. Le père de Brooke n’est pas une bonne personne. Il est caractériel et violent et Brooke le déteste presque autant qu’il la terrifie. Il la regarde comme aucun père ne devrait regarder sa fille et pour la première fois, Kacey regrette de ne pas pouvoir intervenir dans le monde des vivants, parce qu’elle voudrait hurler et protéger cette pauvre jeune fille. En 1995, Brooke se suicide et Barbara est inconsolable. Elle veut partir mais Burt ne répond qu’avec de la violence, aussi bien verbale que physique, et la discussion est close. Trois mois plus tard, sous le coup de la colère, Burt tue sa propre femme avec un couteau de cuisine et c’est cette mort qui l’affecte le plus. Kacey est triste et la seule chose qui l’empêche de déprimer complètement, c’est de savoir que la mère a probablement retrouvé sa fille et qu’elles sont toutes les deux loin de cet homme. Lorsque la police arrête Burt Bassett et lui passe les menottes, Kacey ressent une immense satisfaction. Après cela, elle est à nouveau seule dans sa maison.

 

     Kurt a acheté la maison en 1955. Elle n’est pas gigantesque mais elle a un étage et un petit jardin. Pour elle, la maison est parfaite. Kurt la porte dans ses bras à l’entrée et elle rit à gorge déployée, heureuse. Lorsqu’il la pose au sol, Kacey passe la main sur sa jupe rose pâle comme pour retirer quelques plis invisibles. Cette nouvelle maison est un nouveau départ, loin de tous les problèmes qu’ils ont eus avant. Un avenir meilleur, c’est ce que Kurt promet et Kacey veut vraiment y croire. La maison est parfaite, immaculée, et elle ne remarque pas l’énorme tache de vin sur le sol de sa future salle à manger.

 

    Après les Basset, les habitants défilent tous à une vitesse extraor- dinaire dans la maison : des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des couples, des mères célibataires... Mais personne ne reste jamais plus d’un an dans la maison. Si les voisins semblent trouver cela normal d’avoir une mère célibataire ou un couple de femmes vivant au coin de la rue, Kacey ne peut s’empêcher de trouver cela déplacé. Mais elle ne peut rien dire, elle reste là, observe les gens et traverse le temps. Elle voit des gens mourir de toutes sortes de façons, mais elle ne croise pas d’autres personnes comme elle. Peut-être que les fantômes ne croisent pas d’autres fantômes et que dans cette même maison, il y a des spectres tout aussi solitaires qu’elle. Peut-être que le problème vient d’elle, peut-être qu’il y a quelque chose qu’elle ne fait pas correctement. Dans le fond, Kacey n’y pense pas très souvent; elle aime observer le monde évoluer d’entre les murs de sa maison.

 

     En 2031, Macon s’est agrandie et maintenant, la ville est en périphérie. Un jour, quelqu’un achète la maison de Kacey et celles du voisinage, et il fait tout démolir. Kacey ne peut rien faire à part regar- der la maison, sa maison, être détruite. Elle y a des souvenirs, et une part d’elle est triste de la voir retourner à l’état de poussière. Mais une autre se sent presque soulagée, comme si un poids disparaissait de ses épaules alors que les briques de sa maison tombent une à une.

 

     Kacey rencontre Ophelia Osborne quelques semaines après avoir emménagé. Ophelia vient chez elle avec un plat tout préparé et les deux jeunes femmes passent du temps ensemble à plaisan- ter. Ophelia a les cheveux courts, porte des pantalons et fume peut- être un peu trop ; elle est l’image de la femme moderne aux yeux de Kacey qui arbore toujours des tenues propres et féminines, ainsi que des cheveux longs parfaitement bien coiffés. Tout le monde disait que Kacey était l’image de la femme au foyer parfaite, mais Ophelia arri- vait à voir au-delà de cette apparence superficielle. Il y avait beaucoup de choses qu’elle remarquait. Elles n’avaient pas de secret l’une pour l’autre. Ophelia est la seule personne au monde qui a entendu parler de Daisy Donovan et Kacey est la seule personne au monde à qui Ophelia a parlé de son premier petit ami, Martin Monoghan. Lorsque Ophélia lui raconte l’histoire de Martin qui l’a envoyée à l’hôpital sous le coup de la colère, Kacey écoute avec horreur. Instinctivement, elle pose sa main sur son abdomen et ne remarque pas l’étrange sensation d’humidité sous ses doigts.

 

     En 2033, l’ancien quartier de Kacey est devenu un centre com- mercial. L’avantage, c’est que l’endroit entier appartient à la même personne, ce qui signifie qu’elle peut se promener partout dans le centre, alors qu’elle était jusqu’à présent confinée entre les murs de sa maison. Kacey découvre avec curiosité et émerveillement les magasins et tous les écrans qui les entourent. Il y a également un petit motel et un cinéma dans le centre commercial. Kacey évite le motel, mais elle aime aller voir les films ; la sélection est nettement plus variée qu’à son époque. Mais plus que tout, Kacey aime observer le public. Les gens agissent sans filtre, ne se pensant pas observés. Elle aime regarder les couples, surtout les jeunes qui essayent désespérément de se prendre la main. Cela lui rappelle ses premiers rendez-vous avec Richard Robinson.

 

     En 2038, alors que Kacey est assise sur un banc à l’extérieur du motel, elle remarque une jeune fille. Elle a la peau noire et des cheveux crépus mal entretenus et elle joue sur une de ces tablettes électroniques. Soudain, la fillette regarde dans sa direction, un long moment, puis s’approche de Kacey et dit avec la voix d’une enfant pleine d’énergie :

     « Je m’appelle Theodora Thompson mais mes amis m’appellent Theo. Comment tu t’appelles ? »

     Kacey regarde la jeune fille avec stupeur : elle est bien la première à remarquer sa présence. Néanmoins, dans la vie comme dans la mort, Kacey n’en oublie pas ses bonnes manières et répond :

     « Kacey Kelson.

     — Ta tenue est rigolote, dit Theodora. »

     Avant qu’elle ne puisse répondre, une femme appelle Theodora et celle-ci s’en va la rejoindre. Elle laisse Kacey stupéfaite : pour la première fois depuis sa mort, quelqu’un peut la voir. Theodora Thompson vit avec sa mère célibataire. Elles ont peu d’argent et habitent dans le motel. Kacey se surprend à rester proche de l’enfant, parce qu’elle peut la voir. Elle ne s’était pas rendu compte de sa solitude avant que Theodora ne lui adresse la parole. Theodora Thompson a toujours le nez fourré dans l’un de ses objets électro- niques, mais elle a quelques amis et elle aime venir parler avec Kacey. Elle ne mentionne plus la tenue rigolote, mais le jour où Theodora parle d’un programme télévisé qu’elle apprécie particulièrement, Kacey dit simplement :

     « Je n’ai jamais eu de télévision. »

     Et les yeux de Theodora s’agrandissent comme si elle venait d’en- tendre une histoire impensable.

     « Pourquoi ?

     — Mon mari ne voulait pas. »

 

     Ophelia a eu une télévision en 1956 et c’est ce qui décide Kacey à demander à Kurt d’en acheter une. Quand elle en parle un soir devant le repas, elle ne s’attend pas forcément à une réponse positive de son mari. Kurt a toujours été légèrement vieux jeu. Mais elle ne s’attendait pas non plus à ce qu’il arrête son repas, pose ses couverts calmement et se mette à crier que sa femme lui en demande toujours trop. Dans sa colère, il prend la bouteille de vin qui est posée sur la table de la salle à manger et la jette par terre. Le vin se répand sur le sol. Kurt quitte la table et Kacey ne mentionne plus la télévision.

 

     Le souvenir de la télévision est un souvenir déplaisant, du genre de ceux que Kacey cherche à éviter. Mais après sa discussion avec Theodora, elle remarque une légère tache rouge sur son chemisier blanc immaculé. Et malgré tous ses efforts, la tache refuse de s’en aller. Après cela, Kacey s’applique à refuser de se souvenir. Lorsqu’un souve- nir remonte à la surface, elle le rejette aussi rapidement. Cela rend le temps encore plus long et ce serait infernal si elle en avait une percep- tion normale. Mais les années passent. Theodora grandit et un jour, sa mère et elle déménagent. Kacey se retrouve à nouveau seule, sans pouvoir parler à qui que ce soit, retournant à ses anciennes habitudes.

 

     En 2058, lors d’une belle journée d’été, Kacey est assise sur le banc en face du cinéma. Ses cheveux sont toujours parfaitement bien coiffés, sa jupe pâle et son chemisier blanc sont toujours immaculés, à l’exception de la tache rouge qui refuse de partir et qui semble même s’agrandir. Quelqu’un s’assoit sur le banc et elle l’ignore, personne ne pouvant la voir. Mais la femme à côté d’elle se tourne et dit :

     « Bonjour. »

     Kacey pivote et dévisage une jeune femme noire d’environ 27 ans, assise à côté d’elle. Il lui faut bien une trentaine de secondes pour reconnaître la jeune fille :

     « Theodora Thompson. Tu as grandi.

     — Kacey Kelson. Tu n’as pas changé. »

     Un silence s’installe. Theodora est une adulte maintenant, elle ne devrait pas pouvoir la voir. Mais avant qu’elle ne puisse poser des questions, la jeune fille dit :

     « J’étais avec ma petite amie lorsque je t’ai vue. J’ai voulu dire bonjour. »

     Malgré ses meilleurs efforts, une petite grimace de surprise crispe son visage. À son époque, personne n’aurait osé dire cela. Si Theodora remarque sa réaction, elle ne dit rien. Il y a un silence pendant un moment, coupé lorsque la jeune femme demande :

     « Tu es morte, n’est-ce pas ? »

     Kacey hoche la tête.

     « Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?

     — Plusieurs choses. Personne ne semble te voir. Tu es habillée comme dans les années 1950.

     — Je suis morte en 1958.

     — Comment ?

     — Je ne me souviens plus, dit Kacey. »

     Ou plutôt, elle refuse de s’en souvenir, mais quelle différence ? Theodora la regarde, peu convaincue. Si Kacey ne s’en souvient pas, c’est parce qu’elle ne le veut pas et les deux femmes le savent.

    « Tu sais, tu n’es pas la première personne morte que je vois. Ceux qui restent ici, ils ont des affaires non résolues en général. Parfois, c’est superficiel, comme cette femme qui voulait être sûre que son mari allait avoir le cadeau de Noël qu’elle voulait lui offrir. Parfois, ils doivent accepter leur propre mort. Mais quand ce problème est réglé, ils partent.

     — Vers où ?

   — Aucune idée, dit-elle en haussant les épaules. Mais vu leurs réactions en partant, ça semble plutôt chouette. »

     Un nouveau silence. Puis Theodora demande :

     « Comment est-ce que tu es morte ? »

     Kacey ne répond pas. Le souvenir est là, elle le sait. Elle pourrait le repousser, comme elle le fait toujours. Mais elle sent le regard bien- veillant de Theodora et laisse le souvenir remonter à la surface.

 

     Kacey est en train de finir de préparer le repas pour son mari. La table est parfaitement mise, la viande sort tout juste du four, ses cheveux sont impeccablement coiffés et sa tenue élégante et propre. Elle a peur de faire quelque chose de travers. Quand les choses vont de travers, Kurt s’énerve. Il l’a déjà frappée par le passé et Kacey est terrifiée, la peur la paralyse au quotidien. Quand il rentre du travail, il enlève sa veste de costume, se retrouve dans son pantalon gris, avec sa chemise blanche et ses bretelles visibles. Il desserre un peu sa cravate pour se mettre à l’aise et elle force un sourire sur son visage. Avoir l’air de la femme parfaite, voilà la solution.

 

     Le repas est tendu, mais ils font semblant de l’ignorer. Il n’est pas de bonne humeur, des problèmes au travail probablement. Il est sur les nerfs, Kacey le voit et elle s’attend à ce que cela explose à tout instant. Finalement, cela vient vers la fin du repas, lorsqu’elle attrape son verre de vin mais le fait tomber par accident sur la chemise de Kurt. Elle sent la panique monter en elle en voyant la colère monter en lui. Lorsqu’il se met à crier qu’elle est stupide, incompétente, une bonne à rien, incapable d’avoir un enfant, une femme qu’il n’aurait jamais dû épouser, Kacey est pétrifiée. Kurt attrape la bouteille de vin vide, encore sur la table. D’un geste brusque, il la fracasse sur sa tête et elle s’effondre au sol. Elle a mal et sent un liquide poisseux couler le long de sa joue. Kacey espère que cela sera suffisant pour le calmer mais visiblement non, toujours plus enragé, il lui donne un violent coup de pied dans le ventre qui lui coupe la respiration pour quelques secondes. Lorsqu’elle le supplie de s’arrêter, cela semble l’énerver encore plus. Il attrape le couteau de cuisine utilisé pour la viande et d’un coup sec, la poignarde dans l’abdomen, une fois, deux fois, trois fois. Elle perd le compte alors qu’elle sent ses forces la quitter. Et la dernière chose que Kacey voit est la lame du couteau, dégoulinante de rouge. Puis, tout devient noir.

 

     La vérité tombe sur Kacey d’un seul coup. Par réflexe, elle pose sa main sur son abdomen. Son chemisier est humide. Elle baisse la tête et le voit imbibé de sang. Elle veut crier mais elle se met juste à pleurer, en posant son autre main contre sa bouche.

     « Il m’a tuée, dit Kacey entre deux sanglots. Mon mari... »

     À côté d’elle, Theodora fait un mouvement, comme pour mettre une main sur son épaule pour la réconforter, mais elle s’arrête à mi-parcours. La personne à côté d’elle n’est pas physiquement là, elle ne peut pas la toucher. La sympathie se lit sur son visage quand elle dit :

     « Je suis désolée.

     — Et il n’a probablement jamais rien eu. On n’a probablement jamais retrouvé mon corps. »

    Ce qu’elle aurait peut-être réalisé plus tôt si elle avait fait plus attention lors de ses funérailles. Si Kacey pouvait être physiquement malade, elle le serait. C’est la vérité qu’elle a toujours cherché à nier, qu’elle a refusé de voir toutes ces années durant. C’était plus simple de ne pas se rappeler, plus simple de continuer à errer sans but sur Terre que de regarder cette vérité en face. Mais la vérité est sortie à présent. Alors, pendant un moment, elle pleure sur son banc, Theodora assise à côté d’elle, lui offrant sa présence silencieuse et réconfortante.

     « Il a toujours été violent, dit Kacey au bout d’un moment. Si je faisais quelque chose qui lui déplaisait, il me frappait, s’excusait, et tout recommençait encore et encore. Jusqu’à la fin.

     — Ce n’était pas ta faute. »

     C’est ce qu’avait dit Ophelia la première fois qu’elle avait vu son amie avec un bleu sur le bras. À l’époque, Kacey avait refusé d’écouter. Mais cent ans après, elle commence à comprendre cela. Cent ans trop tard. Elle était morte parce qu’elle n’avait pas pu voir cela. Est-ce que la femme qui l’avait remplacée dans la vie de Kurt avait connu un destin semblable au sien? Kacey n’était pas jalouse d’elle ; elle avait peur.

     « Je suis vraiment désolée, dit Theodora. Mais là où tu es main- tenant, il ne peut plus rien te faire. Tu es libre.      Libre d’avancer. Et de découvrir ce qu’il y a après.

     — Je ne sais pas si c’est possible.

    — Bien sûr que si. Il n’y avait rien qui te retenait ici à part ton refus de voir ce qui s’est passé. Et je ne sais pas ce qu’il y a après, une fois que les fantômes s’en vont, mais il y a tout un monde que tu peux découvrir. Un nouveau départ. »

     Elle pose sa main sur la sienne, ou plutôt, elle laisse sa main flotter là où celle de Kacey se trouve et c’est presque aussi bien. Elle essuie ses larmes avec sa main libre et lève la tête. En face d’elle, il y a une lumière blanche qu’elle n’a jamais vue avant. Theodora ne la voit probablement pas mais elle suit le regard de Kacey et dit :

     « Tu peux traverser. Tu le mérites. »

     Kacey se lève du banc, attirée par la lumière blanche ; un senti- ment de calme l’envahit. Le plus dur est passé et tout n’est pas parfait. Mais un jour, peut-être. Avant d’entrer dans la lumière, elle se tourne vers la jeune femme, qui lui fait un sourire encourageant et elle dit :

     « Merci Theodora. »

     Ainsi, Kacey Kelson quitte enfin le monde des vivants.

Marie Barjon

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