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Le boyau des temps

     Enfin, se dit Germinal. Te voilà donc. Le jeune homme se trouvait face à un trou au sol, à peine plus large que lui, sombre, sans fond. Jamais Germinal n’avait vu quelque chose de noir aussi noir. Le trou béant, tel une mâchoire sans dent, semblait attendre, la tête vers le haut et le cou tordu, qu’une quelconque âme vienne y trouver refuge pour s’y faire dévorer. Germinal détourna ses yeux du vide et fixa son ami Martin. Celui-ci hocha la tête, la mine grave, comme celle que prennent les adultes quand il est de coutume de dire ou de faire un truc d’adulte. Leur attention se porta alors sur le Cercle des Chefs, présents en demi-cercle devant eux, arborant leur longue robe sombre aux reflets bleutés. Ils étaient trois, se tenant un peu plus haut que le reste de l’Assemblée, leurs six yeux jaunes laiteux, pareils à la lumière du matin, captant le moindre mouvement. Germinal sentit le regard lourd de sa mère derrière lui mais il s’était juré de ne jamais la regarder dans les yeux. Pas avant qu’il ne soit ressorti. Sorte de croyance populaire.
     « Bien le bonjour à tous », commença le Grand Chef. Il ouvrit grand les bras pour y capter toute l’attention. Pour Germinal, le temps s’écoula plus lentement, comme une plume retenue en suspension par un souffle chaud d’après-midi. Quand le Second Chef prit la parole, sa voix sembla porter plus loin, jusque dans les hautes montagnes :

     « Il est temps pour vous, jeunes gens, de trouver vos propres forces au plus profond de vous-mêmes, afin de pouvoir quitter le nid familial et remplir de fierté votre communauté. » Il fit une pause, son regard suspendu au loin. « C’est ici et maintenant que commence votre nouvelle vie. Alors rassemblez vos esprits et que notre Ciel à tous, gage de ressources et de prospérité, vous accompagne. »
     Et puis c’était tout. Germinal entendit quelques murmures, on chuchotait de rapides commentaires çà et là. Ses oreilles, bien qu’il ne sut dire pourquoi, sifflaient si fort qu’elles lui faisaient mal. Martin se positionna devant lui, le dos courbé, le souffle profond. Et puis sans un regard en arrière il sauta en premier dans le trou, englouti par les ténèbres. Germinal sentit le regard effrayé de sa mère dans son dos et s’y jeta à son tour, comme pour fuir un ennemi invisible. Le trou laissa alors s’échapper un petit souffle d’haleine fétide semblable à une éructation.

​

     Deux secondes s’écoulèrent durant lesquelles Germinal eut l’impression de s’envoler. Il était en parfaite lévitation, les bras ouverts, le regard vers le ciel qui s’éloignait à toute vitesse. Il sentait son corps soulevé dans les airs. Sauf qu’il ne volait pas. Il tombait. Son instinct s’éveilla brusquement et il tenta au dernier moment de se retenir aux parois qui lui brûlèrent les paumes. Cela ralentit légèrement sa chute, mais pas assez pour éviter qu’il ne s’écrase au sol et il sentit son corps rouler sur le côté. Germinal s’arrêta d’un coup lorsqu’il rencontra de plein fouet le corps de Martin, recroquevillé par terre, lui arrachant un cri.
     «Putain, qu’est-ce que... Argh... Ma jambe... », gémit-il.
     Germinal se relevait, encore un peu sonné et le bras droit meurtri, quand sa tête vint heurter le sommet du boyau qui devait tout juste faire sa taille. À ses pieds gisait Martin, serrant sa jambe contre lui, tout en émettant des petits cris plaintifs. Du sang s’écoulait d’une plaie bien trop profonde. Le souffle toujours un peu coupé, Germinal regarda autour de lui et il ne vit rien. Ou plus exactement, il vit, et très bien d’ailleurs, que tout semblait encore plus noir une fois à l’intérieur du boyau que lors de leur première rencontre. Le chemin qui s’ouvrait devant lui consistait en un unique tunnel indistinct et les deux amis baignaient dans une odeur lourde de poisse, éclairés seulement par un puits de lumière. Germinal fit quelques pas en avant.
     «Hé, me laisse pas ! s’écria Martin, toujours au sol.
     — T’inquiète, chuchota Germinal. Je vais juste voir un peu plus loin où ça mène. »

     Il ne savait même pas pourquoi il parlait si bas. Rien ne l’empêchait de parler plus fort et pourtant, son instinct lui intimait de faire le moins de bruit possible. Germinal avança de quelques pas, son bras droit douloureux serré contre lui. Le boyau descendait en pente douce sur un bon mètre, l’obligeant à avancer de côté, comme l’une de ces étranges créatures des plages. Au bout d’une vingtaine de pas, de l’air chaud nauséabond lui souffla sur le visage : son regard se porta au niveau de ses pieds où un autre trou béant s’ouvrait devant lui. Le boyau descendait soudain verticalement, toujours plus bas, toujours plus noir. Effrayé, Germinal revint vite sur ses pas et informa son ami de cette nouvelle découverte.
     « Et on est supposés faire quoi, d’après toi ? Descendre... là-dedans ? C’est hors de question. Le Cercle a dit qu’il fallait qu’on sorte, pas qu’on moisisse dans un trou. Je pense que la seule solution est de remonter par où nous sommes venus.
     — Tombés, tu veux dire, rectifia Germinal.
    — Ouais... Et j’ai une patte hors d’état... Peut-être que si tu essayais de sortir en premier, tu pourrais ensuite aller me chercher un truc pour que je monte dessus, je sais pas... »
     Germinal leva la tête vers le ciel, là où quelques mètres plus haut se détachait en un rectangle irrégulier la lumière extérieure, faiblarde.
La fin de journée ne devait plus tarder. Ils devaient faire vite où ils seraient bons pour rester dans ce trou poisseux une nuit entière sans pouvoir faire ou voir quoi que ce soit. Le jeune homme posa son genou contre la paroi, ses pieds nus s’agrippant aux légers reliefs formés par des années de pluie. Il tendit la main pour essayer de s’agripper un peu plus haut mais rien n’y fit. Il essaya une autre position mais n’eut pas plus de succès. Et il en fut ainsi durant des heures, bien après la tombée de la nuit. Il s’acharna à tordre son corps de toutes les manières possibles, sous les encouragements de plus en plus faibles de Martin qui commençait à ne plus sentir sa jambe. Au petit matin, alors que Martin s’était endormi un peu plus loin dans le boyau, Germinal parvint au prix de plusieurs contorsions à parcourir la moitié du chemin, les paumes meurtries par l’effort. Les bras déchirés et les muscles hurlant de fatigue, il tendit le bras vers le ciel quand soudain sa prise du pied droit se rompit. Il s’effondra de tout son poids sur son bras cassé, ce qui lui arracha un hurlement de douleur et réveilla Martin en sursaut. Celui-ci, en écho à son cri, mugit contre les anciens du Cercle, les maudissant de les avoir ainsi poussés au suicide. Et ainsi passa la journée suivante. Et la nuit suivante. Et alors que ses forces faiblissaient, Germinal se sentait de plus en plus attiré par l’idée qui l’avait pourtant résolument rebuté au tout début de son cauchemar : sortir par le bas.
     « Impossible, grommela Martin quand son ami lui soumit l’idée.Je ne peux... en bas... ma jambe... »
     Germinal ne put rien objecter à cela. Il trouva alors un petit caillou au sol et décida de le pousser du pied jusqu’au fond du tunnel. Arrivé au bout, la gravité s’en empara et il tomba net, plus bas.
Poc, fit-il.
     « Hé, Martin. Le caillou vient de faire poc pas très loin. » Martin 
ne répondit rien. « Je pense que je peux descendre, ça a l’air mou en bas. Et pas très profond non plus. Peut-être que la sortie s’y trouve... » Il s’avéra qu’elle ne s’y trouvait pas du tout. Il s’avéra aussi que le caillou avait fait poc uniquement car celui-ci était tombé sur un tapis de restes d’anciens de la communauté, eux aussi ayant pensé un jour que la sortie se situait plus bas. Maintenant, Germinal était coincé dans d’anciens ossements, incapable de remonter car trop haut, incapable de descendre car trop sombre. Plusieurs heures passèrent ainsi. Martin avait abandonné tout espoir et avait refusé de descendre rejoindre Germinal. Je ne veux pas mourir, qu’il répétait sans cesse. Je ne veux pas mourir. «Ne dis pas de bêtises voyons », lui disait son ami pour le rassurer. Il ne savait pas d’où lui venait un tel optimisme.

« Ça va aller, on va trouver un moyen de sortir. »
 

***

​

Martin mourut trois jours plus tard. Quelque chose avait dû s’infecter au niveau de sa jambe qui était devenue de plus en plus bleuâtre après sa chute. Mais il était toujours là. Mais attention, pas de cette manière poétique, celle qu’on a l’habitude d’employer quand un de nos proches disparaît, emporté par la mort après une longue vie bien

remplie. Il était littéralement toujours là, à moins de cinquante centimètres de Germinal, le corps pourrissant et les yeux vides, creusés. L’odeur devenait de plus en plus forte et, chaque jour, Germinal avait de plus en plus de peine à respirer. L’odeur nauséabonde commençait à imprégner les murs cramoisis, les rendant pâteux. Et alors que Germinal appelait désespérément au plus profond de lui pour un miracle, pour que quelque chose vienne à lui, ce miracle se produisit. Devenu visqueux, Martin se mit un beau matin à glisser et vint s’écraser à ses pieds dans un sploch théâtral, le corps en angle bizarre. Toute terreur quitta l’esprit de Germinal. Elle se mua en résignation. Puis en rage. En une rage sourde contre les membres du Cercle, ces êtres qui n’étaient même pas de la même race que lui, ces escrocs et ces voleurs. Cela faisait probablement plusieurs semaines qu’ils moisissaient là –Martin un peu plus que lui–, mais Germinal avait depuis longtemps perdu le compte des jours, enfermé sans eau ni nourriture, sans repère spatial, ni lumière. Il pensa subitement à sa mère et son ventre se noua. Elle-même n’avait pas eu besoin de faire ce stupide rituel. Elle disait que, comme elle venait d’une contrée étrangère, elle n’était pas soumise aux mêmes lois. Et puis il pensa à son père aussi qui, lui, avait dû s’y coller et qui dès lors n’avait plus jamais été le même, toujours d’après sa mère. Il y était descendu seul, quelques années auparavant, l’air fier et brave. Puis le trou l’avait absorbé. Trois semaines s’étaient écoulées. Les grands chefs l’avaient ensuite
retrouvé dehors, sous un hêtre en fleurs. Il en était ressorti avec une côte fêlée, le visage et le corps enduits d’une pâte noire et poudreuse avec ses grands yeux roulant dans leurs orbites, le corps plus sec que
du bois mort. La mère de Germinal lui avait toujours dit qu’il n’avait jamais connu que l’ombre de son père, dont l’esprit avait fini englouti et digéré par cette masse noire sans fond. Si seulement il pouvait sortir d’ici. Si seulement il pouvait vivre un petit peu plus longtemps, pour mourir sous le soleil. Mourir n’importe comment, mais pas comme ça. Tout sauf ça.

     C’est alors qu’il sentit une masse énorme, pourtant à peine plus grosse que lui mais infiniment plus terrifiante, sortir des profondeurs et avant qu’il n’ait pu faire le moindre geste, celle-ci fondit sur lui et l’enserra entre ses serres puissantes.
     «NON, dégage ! Lâche-moi! », hurla Germinal.
     Il se débattit, envoya coup sur coup, ignorant son bras cassé et son corps chétif, se défendit bec et ongles contre la bête du boyau, 
vociférant tel un dément, et ses yeux devenus aveugles et secs ne cessaient de chercher une issue qui n’existait pas. Sa respiration n’était plus qu’un râle et la vérité le frappa au visage aussi férocement que l’ombre : Je vais mourir.

​

***

​

     « Putain mais... mais... arrête de te débattre, c’est pas possible ça... non mais quel con... » Intriguée par les jurons en chaîne en provenance du salon, Nathalie passa la tête par la porte. Elle vit sa fille, le bras rentré dans le conduit de la cheminée, le visage tendu dans la détermination et le tee-shirt enduit d’une suie noire et épaisse.

     « Je peux savoir, commença Nathalie avant de reprendre en soupirant, ce qui te prend de faire tout ce boucan?

     — J’essaye... d’attraper ce foutu... à choper ce foutu... connard de... ah je te tiens ! »

     La jeune fille retira d’un coup sec sa main dans laquelle s’agitait un pigeon rendu squelettique par la faim et la soif. Il se débattait comme un diable, l’aile droite de travers et les plumes noires de cendres. Astrid secoua la tête, résignée.
     «Le débile, ça doit faire des jours qu’il est coincé là-dedans.
     — Encore un ? s’exclama sa mère, exaspérée. Le troisième en un mois, tu imagines ! »

     Astrid haussa les épaules comme pour appuyer son incompréhension et essuya la suie de son front, le rendant un peu plus noir.

     Dans son poing, l’oiseau semblait plus terrorisé que jamais.
     « Ahlala, soupira-t-elle. Faut vraiment que papa mette une grille sur le toit. Cons de piafs. »

Elsa Falcoz

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