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La peau du lendemain

01 h – Paris

 

     Marcia en a assez de cette vie qui la prend pour acquise, mais ce n’est pourtant pas la fin du monde. Elle est heureuse, sans se presser. Elle s’emmerde un peu, évidemment. Elle vit doucement son train d’étudiante, sans regarder derrière. Alors quand ce foutu hasard, ou bien sa maladresse, décide de la pousser dehors sans préavis, Marcia est sur le cul. Elle n’a plus d’autre choix que celui de filer sa trogne là où on la porte.

 

     Après une soirée, un peu tard, où ses yeux collés voulaient juste être portés sur l’oreiller, elle s’est plantée de bus, elle est conne des fois Marcia. Ça lui arrive régulièrement, mais d’habitude, cette pauvre folle se retrouve à l’autre bout de Paris. Cette nuit, Marcia, avec ses yeux fatigués planqués dans les poches, monte dans un bus. Elle s’y glisse alors que le chauffeur a le dos tourné. Elle monte Marcia, et puis elle s’oublie sur un siège. Tant que c’est chaud, tant que c’est comme le giron de sa mère qui la protège, elle s’en fout. Elle goûte l’oubli comme on mord une joue. Pour la paix perdue, quand elle relève son visage elle ne comprend pas ce qu’elle fout dans ce bus. Parce qu’il est quatre heures du matin désormais, et que ce n’est pas Paris autour. Le paysage ? Il n’y en a pas, c’est terriblement noir dehors. Des arbres peut-être, des voix étouffées par le sommeil, des langues qu’elle cherche mais qu’elle ne reconnaît pas. L’ivresse lui est descendue dans l’estomac, il vire de bord. Marcia tangue et, son maigre cerveau entre ses doigts tout rêches, elle tente de recoller les morceaux. Puis se lève.

     Elle titube vers l’avant du bus à l’arrêt. Le chauffeur est chauve, un peu gras. Lorsqu’elle passe à côté de lui, il lève un sourcil. Il la trouve suspecte. Et très vite, il se met à lui remplir les oreilles. Il lui gueule, l’idiot, qu’elle n’a rien à foutre ici, que le bus va à Budapest, qu’il s’arrête à Berlin, puis à Munich, plus tard à Prague et à Vienne, et que ce n’est pas son problème les gamines qui se perdent comme des chats et qui s’oublient. Marcia n’est pas un chat et au fond elle voit bien que ce pauvre type panique plus qu’elle, il panique à sa place à elle. Elle lui en est reconnaissante quand elle retourne au sommeil en se disant que quelqu’un est inquiet pour elle, que faute d’avoir les cris de sa mère qui panique à sa place, elle a les sourcils du chauffeur. Sûrement pas vraiment inquiet celui-là, c’est juste pour se débarrasser d’elle.

 

13 h – Berlin

 

     Plus tard encore, quand le jour est déjà levé depuis longtemps, Marcia déchante. Elle est dans Berlin, délogée de son bus. Elle a atterri dans le froid. Elle n’a pas d’argent, rien qui lui permette de rentrer vite à Paris. Et puis elle ne connaît pas l’allemand bien sûr. Dans un café, elle demande un chargeur pour son téléphone vide. Elle a oublié son sac à la soirée. Elle est aussi vide que son téléphone.

 

     Pendant qu’il charge, Marcia regarde la rue derrière la vitre du bar. Elle sort, rencontre à nouveau le froid. Les gens de Berlin sont différents de ceux de Paris. Elle se sent à peine étrangère, elle vit la rue avec ses yeux grands ouverts, et c’est comme s’il n’y avait qu’elle qui pouvait voir autour, comme si elle leur était invisible. Parce qu’eux sont pris dans leur vie, parce qu’elle se sent comme au théâtre à observer un petit monde qu’elle est la seule à pouvoir voir vraiment. Le froid est immense comme les rues le long des immeubles. Marcia, dans son cœur, danse. Parce que c’est si bon de faire comme si elle n’existait pas mais que le monde oui. Elle rencontre l’air allemand, l’air que respirent les Allemands en produisant de larges nuages blancs autour de leur tête. Et pour les Allemands qui sont blonds, c’est pire : leur tête est prise dans les nuages. Les cheveux de Marcia, qui n’ont pas de couleur, se fondent pourtant eux aussi dans les gouttes de glace. Marcia a le vertige de ne pas exister. Qui la veille ? Qui sait qu’elle est perdue dans Berlin, sans rien qui ressemble à une possibilité de rentrer, sans rien qui la rattache à ses cahiers, à ses livres, à ses cours en amphi et au reste ? Elle bouffe avec ses dents et ses yeux grands ouverts la différence qui sépare Berlin de Paris. Elle happe tout ce qui la rend étrangère, se grandit sur ses pieds pour voir plus loin, pour voir tout ce qu’elle ne connaît pas. Elle mange l’espace inconnu, se nourrit d’Allemands, des rues, des cafés, des gens qui se pressent. Et puis elle ne veut plus rentrer. Et puis elle veut manger des paysages glacés et délirants. Des paysages qui la fassent exister alors qu’elle n’existe pas, qui la fassent grandir alors qu’elle ne veut rien apprendre et que ses cahiers, d’habitude, restent fermés.

 

     Alors Marcia court plus vite que ses jambes, elle retourne au café, où personne ne lui a piqué son portable. Il est à peine chargé mais elle se débrouille pour trouver un billet de bus pour Budapest. Elle l’arrache de justesse avant l’heure limite. Elle a une heure avant que le bus parte. Si elle ne s’est pas plantée, avec un peu de chance ce sera le même que tout à l’heure. Elle a hâte de voir la gueule du chauffeur après sa pause, quand il va comprendre que l’animal a pris racine.

 

     La journée, comme le tram, file sans l’attendre. Elle piétine l’Alexanderplatz. Elle monte dans le suivant, regarde défiler les grandes façades grises et froides. Elle pense à la fuite, à la fuite en avant. Elle se tire, mais est-ce vraiment pour aller quelque part ? Est-ce que manger si furtivement une ville ça a vraiment du sens ? Soudain, elle en doute. Elle se recroqueville sur un siège un peu dur, entre une vieille dame et un grand Allemand propre. Finalement il fait juste froid et elle a faim.

Elle descend dans un no man’s land chelou, une gare routière à l’est de la ville. La gare s’appelle ZOB. Marcia se marre dans son pull. Le chauffeur posé plus loin, la clope au bec, intercepte son sourire en coin et le lui rend. Ce fut un Berlin court, elle se dit en arrivant devant le grand bus décati. Il lui reste du temps avant de repartir.

     Dans la gare sale et flippante, éclairée par les néons verts, des boutiques en plastique. Des boutiques de gare. Il est quatre heures. C’est l’heure du goûter. Il y en a une qui sert des gaufres. Marcia n’a toujours pas d’argent. Elle retourne vers le chauffeur. Elle a fini par payer son billet, il peut bien lui prêter cinq balles. Quand elle s’approche, il la regarde mi-méfiant, mi-amusé :

     « Alors, t’as fini par arrêter d’entuber la compagnie ?

     — Vous avez pas un peu de monnaie ? Faut que je mange avant qu’on reparte.

     — Dis donc la Parisienne, j’suis chauffeur de bus, pas ta mère. »

     Il cherche dans sa poche. Il n’a rien, monte dans le bus, fouille dans un sac de sport et sort un vieux paquet de Prince. Elle remercie, regarde les Prince, tourne l’œil avec regret vers l’odeur de gras et de sucre des gaufres en plastique.

 

*

 

     Marcia tend son portable avec le billet, un peu fière. Elle monte, presque à poil, les poches toujours vides. Consciente cette fois de monter dans un bus qui ne l’emmène pas chez elle, mais qui l’emporte loin. Marre de déverser sa bile à Paris, elle va balader sa solitude du côté droit de la carte. Il se peut qu’il ne lui arrive rien, le vieux mec qui conduit le bus l’a trop à l’œil. Mais elle tente l’aventure, même une petite, de derrière la vitre du bus. Elle se choisit une place dans le fond et prie pour qu’il reste à moitié vide. Il va à Munich. Les gens qui montent sont différents de ceux de Paris. Presque plus personne parle français. Marcia, planquée derrière son siège de bus, observe la façon dont ils s’installent, comment les uns parviennent à virer les autres, comment les vieux squattent les fenêtres et les places à côté des toilettes. Le chauffeur se lève et commence son speech. En français. Personne ne comprend. Pourtant, les gens font semblant d’écouter. Marcia se dit que ce drôle de type est un peu surfait, mais attachant. Il aboie qu’il faut mettre sa ceinture et ne pas manger dans le bus. Marcia se demande comment il est au pieu avec sa femme. Il a l’air d’avoir des idées toutes faites et des principes à la con.

 

     Le bus démarre, presque plein, la barbe. Elle se coltine un drôle de type froid et chiant, des lunettes de prof sur le nez. Ça se voit qu’il ronfle. Marcia regarde Berlin qui s’éloigne, il fait déjà nuit. Sur les nationales et les zones industrielles, y’a des tas de petites lumières qui clignotent.

     Les familles dans le bus parlent très bas. Plusieurs sièges devant, une maman chuchote à son gamin dans une langue de l’est. C’est tout doux, elle doit lui raconter un truc. Marcia se laisse bercer. Les yeux fermés, elle ne pense à rien, dérive. Ce qui la réveille, c’est la tête du prof qui lui tombe sur l’épaule. Bouche ouverte, langue pendante, il lui bave dessus ce con. Marcia pense à son pull. Pourtant elle ne bouge pas, tant pis s’il la prend pour un oreiller. Si c’est juste pour un oreiller ça va. Au moins il ne la gonfle pas à lui raconter sa vie. Mais quand même, elle lâche un petit pet discret, au cas où. Ça pourrait le réveiller.

     Au bout d’un moment pourtant, la patience finit par la quitter, elle s’ennuie. Elle repousse la tête du type et se fraie un chemin dans l’allée. La lumière bleue caresse sa peau, berce ses yeux. Le bus file dans le noir et elle marche dans le bus qui file. Elle va se poser juste derrière le conducteur, là où personne ne veut s’asseoir. Elle se dit qu’elle va lui tenir un peu la jambe pour passer le temps. Elle lui demande d’où il vient et lui, trop content de pouvoir parler un peu, embraye sur les trajets Paris-Budapest interminables. Il baisse la voix, lui dit sans se retourner, en fixant toujours la route, qu’au fur et à mesure du trajet il se perd lui-même, qu’il s’oublie, qu’il s’efface dans les routes, les paysages, les brouillards du matin et l’épaisseur de la nuit. Mais il aime ça, laisser tomber ses oripeaux et arriver là-bas dans ces villes froides, parfois recouvertes par la neige, vide, las, mais heureux. Marcia hoche la tête, elle comprend. Elle voudrait l’emmerder, le distraire, lui faire faire des jeux idiots. Mais d’abord elle n’a pas d’idées et ensuite elle préfère éviter les accidents. Alors elle retourne s’asseoir au fond et, par charité, elle remet la tête du type à lunettes en place. Et le chauffeur, lui, remet ses écouteurs, concentré sur la ligne blanche au milieu de la route.

 

23 h – Munich

 

     Ça y est, le vieux décolle sa trogne de son pull. Tout le bus pue l’amas asphyxiant de gens, mais lui n’émerge qu’après six heures de route et deux arrêts pipi. Marcia prie vraiment fort cette fois pour que le type soit un Allemand et qu’il descende à Munich. Elle l’épie, essaye par tous les moyens de lui trouver une tête d’Allemand, des cheveux d’Allemand, des chaussures d’Allemand... Et yes ! Il remballe ses affaires et sort, pressé. Même pas un regard pour le pull, son oreiller. Marcia rit jaune, mais Marcia a un nouveau problème. On est dimanche soir dans Munich, une place principale sans doute. Le bus fait une pause de deux heures et impossible de rester dedans, le chauffeur ferme tout pour aller se rincer la gueule dans un bar à côté. Marcia, malgré la tête du type collée sur elle, a dormi quelques heures et elle est plutôt fraîche. Elle se dit qu’elle pourrait bien aller jeter la patte quelque part, vérifier si tous les Munichois sont aussi nazes que celui du bus.

 

     Elle se retrouve sur le parvis animé. Elle est si légère qu’elle se croit dans un épisode de Nus et culottés. Mais pour elle, c’est un épisode spécial, un où il n’y a pas de but. Un pas préparé. Un où la fille n’a même pas vraiment décidé d’être là. Elle ouvre la coque de son téléphone, par chance, un billet de vingt était resté planqué. Elle se dit qu’elle est bordée de nouilles.

     Marcia utilise les derniers pourcents de batterie qui lui restent pour trouver un petit bar sympa. Il n’y a que ça ici, des tas de bars pour des tas de gens qui se réchauffent en buvant de la bière. Elle entre dans un où un groupe joue sur une minuscule scène. Les gens autour tapent du pied en rythme avec leurs lampées de bière, pas avec la musique. Le bar est rouge et chaud. Il a autant de testostérone que de lambris en plastique imitation bois aux murs. Marcia se sent paumée. Elle est cachée au milieu des gens. Soudain elle a dans le ventre quelque chose comme de la rage, aussi rouge que les spots du plafond. Elle est vénère contre tous ces gens qui trouvent ça facile d’arriver n’importe où et de parler avec tout le monde. Elle en veut à ceux qui sont chez eux partout avec un sourire et deux-trois phrases. Elle, c’est tout juste si on la voit quand elle essaie de commander à boire depuis dix minutes, coincée entre ces gros lourds qui puent de l’aisselle et qui la poussent du coude. Elle a envie de se plaindre à quelqu’un, conçoit pour la première fois les limites qu’il y a à voyager seule. Elle n’a qu’une perspective pour avoir l’impression d’exister dans les lieux publics : mettre une robe, du rouge et ses sourcils levés. Là oui. Là on la sert, on la fait danser et on lui paye ses verres. Mais ce soir, elle porte les mêmes fringues depuis deux jours, elle pue, elle a les cheveux dégueulasses et des cernes qui se creusent doucement. Donc elle reste dans son coin, écoute la musique, enchaîne les verres. Elle est bourrée, tout le monde gueule des trucs en allemand, elle s’ennuie.

     Un type chelou, le chelou de la soirée, s’approche d’elle. Il lui dit des trucs en allemand. Il sent la bière, elle ne le regarde pas, elle a honte, elle retient des larmes.

     Dans un coin, une grande blonde danse avec son hipster de mec. Marcia les observe, bugue un peu sur la fille. Celle-ci lui lance quelques regards en coin. Marcia finit par s’approcher du couple, l’air de rien. La fille lui attrape les mains et la fait danser en souriant. Marcia se laisse faire, timide pourtant. Elle voudrait dire un truc, faire la conversation, mais la musique, l’alcool, la langue... Marcia se tait et se laisse aller dans les bras de la fille. Tout à coup ça tourne, même les yeux fermés, son cœur change de place avec son estomac. Elle voudrait s’asseoir, elle se sent couler dans les bras de la fille. La tête sur son épaule, elle lui vomit dessus. Sur le pull bleu ciel en angora, elle rend ses tripes. La fille hurle, évidemment, le mec aussi. Ils s’en vont rattraper l’angora bleu ciel aux toilettes. Les autres idiots autour la regardent avec dégoût. Elle est à terre. Il est 00 h 45. Elle se lève, se prend une table dans la hanche, fait tomber une chaise, et court dehors comme une fille bourrée, ni très vite ni très droit, mais avec un grand sourire, le vomi au coin des lèvres.

     Elle déboule sur la place. Le bus est déjà plein, le chauffeur sur les marches la regarde avec circonspection et secoue la tête. Au moment où elle passe devant lui, il sent son odeur d’alcool, de transpiration et de vomi. Elle va s’asseoir à côté de quelqu’un qui, déjà recouvert par son manteau, ronfle. Mais le chauffeur remonte l’allée et vient se planter devant Marcia. Elle le regarde, l’air niais, sans comprendre. Il la regarde, fatigué, sort un mouchoir de sa poche, le lui tend. Entre ses dents :

     « Comment est-ce que t’as pu boire autant en deux heures ? »

     Et Marcia de l’imiter avec une fausse grosse voix un peu éraillée par l’alcool :

     « J’suis chauffeur de bus, pas ta mère. »

     Il lui attrape brusquement le bras et la force à se lever puis la traîne jusqu’aux toilettes.

     « C’est ça, ben tu vas finir la nuit ici, ça t’évitera de le repeindre mon bus ! »

     Il lui colle la tête à côté de la cuvette qui empeste la mort, mais elle ne réplique pas. Le bus démarre. Quatre heures jusqu’à Prague. Arrivée, cinq heures du matin, elle aura les yeux exorbités et des courbatures plein le dos pour saluer la ville de Kafka encore endormie. Tant pis.

 

     À trois heures, le chauffeur vient la réveiller et l’oblige à sortir du bus. Chancelante, elle se dirige vers la station-service. Les néons grésillent. À l’intérieur, les Mars ronflent sagement à côté de leurs copains Twix. Décidément, le dépaysement n’existe plus. Marcia file aux toilettes publiques. Elle aime les toilettes des stations-services, elles sont grandes et souvent propres. Après une demi-nuit de la mort, Marcia est heureuse de trouver du calme dans le miroir propre, dans les lavabos blancs et glauques. Elle se regarde dans le blanc des yeux, se demande ce qu’elle fout là, si loin de chez elle. Quand elle rentrera, elle pourra raconter son voyage dans l’est, mais ça fera au mieux se lever un ou deux sourcils. Parce qu’elle ne sait pas vraiment raconter, et puis comment raconter à des gens qu’on a voulu les fuir ? Non, ça ne fera pas une bonne blague. Face à la glace, sous la lueur des néons verts, elle enlève son pull et son jean. De toute façon il n’y a personne. Elle fixe son corps pâle et maigre, osseux. Elle l’imagine s’affaisser, se rider, devenir mou et gras dans quelques années. Avec du papier toilette qui s’effrite, elle lave son corps, le rince de la sueur de ces nuits. Elle reste longtemps, la tête dans l’évier, à faire des bulles. Puis elle se sèche vaguement en faisant des petits mouvements ridicules. Elle se rhabille. Ses vêtements sales lui collent à la peau, s’imprègnent d’eau. Marcia retourne vers le bus. Tout le monde dort. Le chauffeur la regarde à peine remonter. Elle va retrouver son siège à côté de celui qui se planque sous sa veste. Elle se pelotonne comme elle peut sous la sienne et se laisse emporter par le reste du trajet.

     Vers quatre heures du matin, le chauffeur allume les lumières et prévient tout le monde. Marcia ne se réveille pas avant que le douanier lui secoue l’épaule pour qu’elle émerge. Il lui parle dans un mauvais anglais. Elle le regarde comme un extraterrestre avant que son cerveau ne fasse les connexions. Elle voit les autres zombies du bus tendre leur carte d’identité. Sa carte d’identité à elle ? Oui, certes. Elle ne l’a pas. Pour la deuxième fois depuis le début du voyage, elle flippe. Elle veut bien lui donner son portable mais lui, il s’en carre. Le chauffeur finit par se pointer. Marcia lui dit en français qu’elle est dans la merde, qu’elle n’a aucun papier. Il se prend la tête dans la main, il n’a jamais vu quelqu’un d’aussi largué. Le douanier fait descendre Marcia. Elle a froid, elle est minuscule, elle voudrait son lit à Paris, dans sa chambre d’étudiante pourrie mais confortable.

     Marcia passe une heure dans un bureau froid en contreplaqué. Elle croit à un rêve, les questions qu’on lui pose, elle ne peut pas y répondre, elle ne comprend rien. Elle pense à tous ces gens dans le bus, qui poireautent à cause d’elle. Elle pense qu’elle va sûrement être rapatriée en France. Les douaniers quittent la pièce, ils interrogent peut-être le conducteur. Peut-être qu’il voudrait l’aider mais qu’il est las, las de raccommoder ses bêtises. Les yeux de Marcia, lourds, se ferment, sa tête repose sur sa poitrine.

     Dans la pièce d’à côté, pendant que Marcia pionce, les douaniers regardent sévèrement le chauffeur. Celui-ci passe un coup de fil à la compagnie de bus, ils finissent par retrouver le profil de la fille, son billet et les documents qui ont été enregistrés lors d’un précédent voyage dans le sud de la France. Par chance, il y a une carte vitale, une carte d’identité. Les douaniers lâchent l’affaire et finissent par les laisser partir.

 

     Elle se balance à un rythme imprécis. Elle a froid, elle sent chaque morceau de son corps qui n’est pas recouvert de tissu se faire piquer par des bouts de vent, d’air, qui lui chuchotent de ne pas rester là. Elle n’ouvre pas les yeux. Elle sent les mains du conducteur qui retiennent ses épaules et ses genoux. Elle se sent trop grande et trop lourde pour lui, mais il avance. Elle replonge. Il y a des nuages, des tas de nuages qui défilent très vite. Son corps n’a pas de poids, ses cheveux s’emmêlent autour de ses yeux, les recouvrent. Soudain, une feuille passe, puis une autre, puis des tas de feuilles et de la terre, des mottes de terre. Bientôt elle ne voit plus les nuages, tout s’assombrit et il n’y a plus que des choses sales qui volent vers elle, qui s’accrochent à elle et la recouvrent. Elle se réveille d’un coup, son regard plonge dans la vitre du bus qui file sur la route noire. Elle reprend son calme. Elle est sur le siège juste derrière le chauffeur concentré sur sa conduite, paisible. Elle existe.

Le reflet dans la vitre la regarde, le monde est un immense champ de douceur qui la protège. Elle touche du doigt le silence parfait, celui qui lui fait ouvrir ses bras si grand qu’elle peut embrasser tout ce qui se présente. Elle se baigne, se lave dans de l’amour chaud. Elle fond, ne lutte plus. Car dans le noir, c’est là qu’est sa place. Le bus transporte un petit bout d’humanité fondue.

 

06 h – Prague

 

     Il fait encore nuit lorsqu’ils arrivent dans Prague. La ville est sombre, comme recouverte d’un plaid. Au loin, derrière le rideau, Marcia voit la silhouette du château qui se dessine et qui la regarde, placide. Devant elle, le chauffeur se retourne. Ses traits partagent la même fatigue, le même épuisement doux que ceux de Marcia. Dans les yeux du chauffeur, Marcia lit une question. Il lui demande où elle va. « Crois-tu vraiment que ta place soit avec la nuit ? Oui sûrement, car si tu ne t’enfonces pas toujours plus loin dans le noir, ta peine se met à ricocher sur les façades des bâtiments, sur les visages des gens. »

     Marcia ne veut pas entendre qu’elle a raison. Elle voulait qu’on la remette sur un chemin de lumière. Elle se lève, pousse les gens qui mettent trop de temps à descendre. Elle court vers le château qui la fixe, qui la toise avec ses milliards d’épis. Le château qui la regarde sans rien dire. Elle court sans savoir où. Elle chiale, elle coule. Mais ne s’arrête pas. Elle n’entend pas l’exclamation vaine du chauffeur. Elle frappe ses pieds sur le trottoir. Derrière elle, les lampadaires commencent à s’éteindre, un par un. Elle court plus vite, elle doit arriver avant, avant le jour en haut du château. Elle va arriver avant la lumière pour hurler sa peine sur toute la ville. Les lueurs la devancent, elle ne se laissera pas faire. C’est la vie contre sa nuit. Elle ne connaît pas les rues qu’elle heurte, qu’elle bafoue de sa course. Derrière elle, c’est une traînée liquide, sa bave d’escargot qui se met à hanter Prague. La seule trace qu’elle laisse au monde c’est une longue larme mêlée de morve. La ville va la manger, la faire disparaître si elle ne parvient pas avant le soleil en haut du château. Elle monte, gravit toutes les marches, les plus hautes, les plus dures. Les fils autour de sa peau se dénouent, la laissent courir, la laissent pisser sa peine par les yeux. Bientôt elle sera en haut. Elle sent dans ses jambes toute la morsure du froid, de la fatigue, tout tourne en elle. Elle est un cheval en forme d’étoiles piquantes. Qui s’approche meurt, le sang sur son flanc est toxique.

     Comme elle court, la chaleur vient progressivement en elle. Les vieilles rues s’amenuisent, la recueillent entre leurs poutres et leurs pierres. Les toits tordus qui dépassent sur la rue lui montrent le chemin. Ses veines explosent de chaleur, ce sont des bras qui viennent de l’intérieur et qui lui promettent de l’aider, de la porter jusqu’en haut. Une série de marches, qu’elle grimpe comme un chien enragé. Elle déboule sur le parvis du château, comme une folle, comme un démon, elle se rue sur la balustrade de pierre qui surplombe la ville. Son souffle béant, elle hurle. Prague et le monde doivent savoir. Elle hurle mais c’est promis, ensuite elle se taira longtemps. Elle la fermera sa gueule quand elle sera enfin inerte, une enveloppe, une chair béante. La lumière envahit la ville. Le soleil est loin. Rouge. Les toits de la ville. Rouges. Le visage fou de Marcia. Rouge. Elle baigne.

 

     En haut des marches, derrière Marcia, la silhouette du chauffeur se dessine. Il s’approche, s’accoude à la balustrade, près d’elle. Il se plonge dans le même bain rouge de violence et de rage. Sur sa joue il n’y a pas de larmes. Il l’aide à porter les siennes.

Wanda Pendrié

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