top of page

La mort frappe à la porte

     Dans une grande rue noire, de petites étincelles naissent les unes après les autres. La lumière se fait et laisse apparaître le ballet des ombres pressées. Entre deux immeubles d’une modernité fade, se dresse une petite maison de banlieue. Le soleil, retardé par l’hiver, éclaire peu à peu les volets à l’étage. Sébastien s’étire tranquillement. La maison est calme ce matin. Il descend les escaliers, un léger sourire au coin des lèvres. Firmin devrait déjà être levé. Il s’avance silencieusement pour le surprendre. Son ami n’est pas dans le salon, et aucun bruit ne vient perturber l’incompréhension qui s’immisce en lui. Il s’approche de la cuisine. Ses pieds nus se glacent sur le carrelage blanc. Il jette un œil aux alentours et détaille la pièce. Son regard se pose sur le sol et son souffle se coupe. Seul son cœur remue encore et s’affole sous sa poitrine. Il reprend sa respiration, sort un instant de sa torpeur et colle une main tremblante sur le mur. Un corps est étendu près de la table. L’atmosphère est pesante et l’air peine à se frayer un chemin à travers ses narines. Ses lèvres se sont entrouvertes, son visage est figé par la stupeur. Ses yeux ne par- viennent pas à quitter ceux de Firmin, allongé paisiblement au sol et qui le fixe, les pupilles dénuées de toute expression.

     Une sonnerie, il sursaute. Sa montre le rappelle à la réalité. 8 heures. Il doit partir. Il se détourne lentement de la scène puis, reprenant contenance, monte les escaliers quatre à quatre, entre dans sa chambre et s’habille mécaniquement. Il quitte la maison, prenant soin de ne pas croiser à nouveau le regard éteint qui occupe la cuisine. Son sac bien serré sur le dos, il force son corps à marcher d’un pas assuré. Ne rien laisser paraître. Il profite du trajet en bus pour réfléchir à l’enquête qu’il va devoir mener. Firmin l’a toujours accompagné. Il n’est pas prêt à continuer sans son fidèle acolyte, mais a-t-il le choix ? La fatalité l’écrase. Il peut seulement s’accrocher, le plus fort possible, à l’idée de trouver le coupable. Il se ressaisit et réalise qu’avec l’émotion, il n’a pas pris la scène en photo. Il doit faire demi-tour.

     Dans la petite maison, une odeur étrange s’est installée et le corps semble tendu. Sébastien consulte sa montre. 8 heures 17. Il s’approche du cadavre avec précaution et prend des clichés de chaque angle, insistant sur les points stratégiques. Il sort ensuite son carnet et commence la rédaction de son rapport :

 

 

Examen externe du corps

​

     Signes positifs de la mort :

          – Absence de pouls

          – Froideur du corps aux extrémités

          – Rigidité cadavérique (observée à 8 heures et 17 minutes)

 

     Description du corps :

          – Yeux vides

          – Cou, doigts et bras raides

          – Absence de sécrétions buccales

          – Absence de contusions/coupures en surface

 

     Description des phénomènes cadavériques :

          – Début du phénomène de rigidité

 

     Conjectures :

          – Décès vers 2 heures du matin (cadavre découvert un peu avant 8 heures, début de rigidité remarquée à 8 heures et           17 minutes)

          – Mort d’apparence naturelle (mort au poison, par strangulation ou arme à feu exclue)

 

 

     Sébastien glisse son carnet dans son sac, cache soigneusement son appareil photo et quitte la maison.

 

     Le bus s’arrête devant un bâtiment gris pâle. Il a plus d’une heure de retard. Dès la première pause, il se précipite aux toilettes et sort son calepin pour continuer ses réflexions. Ils sont trois à habiter la petite maison, sans compter la victime. S’excluant de fait, il lui reste deux coupables éventuels. La journée paraît longue. Il joue avec son stylo, se distrait pour ne pas laisser revenir l’image de la cuisine. Ses yeux se tournent régulièrement vers la fenêtre, la course du soleil lui indique l’heure. Il se change les idées avec tout ce qu’il peut. Gribouillis sur un coin de feuille, interprétation des taches sur le mur.

     Fin de journée. Sébastien remonte dans le bus et rentre à la maison. Un léger brouillard s’est installé avec l’obscurité et l’humidité fait frissonner le jeune homme. Dans le jardin, une pierre est posée sur le gazon fraîchement tondu. L’enquêteur s’approche. La terre a été retournée. Ses mâchoires se crispent. Il se détourne rapidement pour ouvrir la porte d’entrée. Ses oreilles le trompent. Il croit percevoir au loin la voix rauque de Firmin. Il pose son sac dans le salon et se dirige vers les escaliers. Un bruit de clé rompt le silence. Une poignée se tourne. Méthodiquement, Sébastien sort ses lunettes, son carnet et un stylo puis monte s’habiller pour l’interrogatoire. Les pas du premier suspect résonnent au rez-de-chaussée. Sébastien se concentre et descend tranquillement le rejoindre. L’homme qui vient d’entrer est grand, plutôt svelte, et porte une moustache bien taillée. Aucun détail ne le frappe, il paraît s’être préparé ce matin comme chaque jour et ses cernes ne sont pas plus visibles que d’ordinaire. Sébastien l’invite à prendre place dans le salon. Assis l’un en face de l’autre, une table basse séparant le détective de son suspect, l’interrogatoire débute :

     « Où étiez-vous hier soir, entre minuit et 3 heures du matin?

     — Je dormais, comme la quasi-totalité des gens de ce quartier. »

     Le suspect répond de manière presque agressive. Sébastien garde son pragmatisme.

     « Quelqu’un peut-il confirmer votre alibi ?

     — Oui, ma femme. »

     — Bien. Quel était votre lien avec la victime ? »

     Le suspect pianote d’impatience sur le fauteuil.

     «Sébastien... » Il soupire. « Il faut que j’y aille, j’ai du travail. »

     Il se lève lentement et quitte le salon. Sébastien sait qu’il n’obtiendra rien de plus. Il le laisse partir, faisant mine de ne pas l’entendre souffler. Il prend un moment pour se recentrer, se masse les tempes et passe une main dans ses cheveux. Cette enquête est de très loin la plus éprouvante. Il sait qu’il se doit de rester méthodique et détaché, mais il ne peut oublier ce qu’il a vu, toutes ces émotions qui l’ont traversé. Un léger ding ! retentit dans l’entrée. La porte s’ouvre sur le deuxième suspect, une femme d’une quarantaine d’années. Sébastien la guide jusqu’au salon en prenant son manteau avec galanterie. Tout est calculé au millimètre. Sûr de lui, le détective l’invite à s’asseoir. La femme est calme, et semble prendre la situation très au sérieux. Pourtant, il se sent un instant ridicule dans son costume impeccable. Ses doigts se crispent autour du stylo et il serre son petit calepin sous  son bras. Ses lunettes glissent de son nez, mais il reprend vite contenance. Ne pas perdre la face devant un individu suspect. Assis face à elle, il l’observe. Ses cheveux bruns sont ramenés en un chignon bas et une agréable odeur de vanille émane de sa peau. Ses mains, sagement posées sur ses cuisses, ne tremblent pas. Sébastien sait que le corps est aussi bavard qu’un fabulateur si l’on sait l’écouter. Il analyse l’expression détendue de son visage et débute l’interrogatoire.

     « Que faisiez-vous hier soir, entre minuit et 3 heures du matin?

     — J’étais ici, je lisais.

     — Quelqu’un peut-il confirmer vos affirmations ?

     — Oui, j’ai passé la soirée en compagnie de mon mari. »

     Sébastien acquiesce, déstabilisé par la tranquillité de sa voix. Comment soupçonner une femme aussi douce ?

     « Et quel était votre lien avec la victime ?

     — Il faisait partie de la famille.

     — Pouvez-vous me donner d’autres informations ?

     — Je peux simplement vous dire que Firmin était âgé, et qu’il avait montré quelques signes de fatigue musculaire ces dernières semaines. »

     Sébastien sent sa gorge se serrer. Il sait que la vérité est là, toute proche ! Il lui donne la permission de disposer et se retrouve seul. Il se dirige vers son bureau et étale les photos du corps sur le bois lisse. Aucune trace de blessures, et aucun signe de mort par cyanure. La victime semble simplement endormie. De plus, ses deux principaux suspects ont un alibi pour l’heure du crime. L’hypothèse la plus plausible, si l’on s’appuie sur les informations recueillies lors du deuxième interrogatoire, semble celle de la mort naturelle. Un sursaut de panique saisit Sébastien. Et si son propre cœur s’arrêtait lui aussi ? Il sent le muscle s’agiter sous sa poitrine et pose sa main contre sa peau pour se rassurer. Il prend une longue inspiration et retrouve son pragmatisme. Il est trop jeune pour mourir naturellement. Il tente de reconstituer la scène. Firmin aurait tranquillement plongé dans le sommeil et son cœur, épuisé par la vieillesse, se serait lui aussi assoupi. Le rythme aurait ralenti, doucement, et le muscle se serait figé. À force d’y penser, Sébastien réalise qu’il voudrait mourir de cette manière, s’endormir à jamais. Il voudrait que la mort vienne à lui comme le repos, apaisante et douce. Et il ne voudrait pas passer l’éternité à s’ennuyer sur un nuage, entouré de petits anges à moitié nus, il préfère de loin savoir les morts rongés de vers mais sereins.

     Une boule se forme dans sa gorge et son visage se crispe. Son ami ne reviendra pas. Firmin a disparu. Sébastien retient un sanglot. Il se souvient de la veille, de ses dernières paroles. Qu’aurait-il dit s’il avait su que la mort était tapie toute proche, prête à bondir ? Il n’y avait pas de mots justes. Il aurait simplement voulu être près de lui, poser ses doigts sur son corps pour l’accompagner. Le spectre insensible est venu lui enlever Firmin de sa main squelettique, impitoyable. Sébastien n’a pas pu l’empêcher de s’agripper au corps usé de son ami. Une larme d’impuissance glisse le long de sa joue. La colère monte en lui. Il se sent révolté. Sa tête lui fait mal et sa gorge est nouée. Il voudrait rattraper la Faucheuse par la cape et lui hurler que son ami ne pouvait pas partir maintenant, qu’il ne pouvait pas continuer sans lui, pas maintenant. Il voudrait décharger sa haine causée par la tristesse, trouver un coupable à accabler. Sébastien frappe violemment le bois de son bureau. La larme devient plurielle et une pluie de rage s’écrase sur la surface lisse.

     Sébastien est face à la cuisine, il ne bouge pas. Ses yeux sont fixés sur le carrelage. Les larmes montent et les sanglots serrent sa gorge. Il prend une grande inspiration et dépose ses fausses lunettes, son calepin et son stylo sur la table. Il dénoue sa cravate, extirpe ses bras de la veste trop grande et délace les longues chaussures vernies qu’il a remplies de papier journal. Il monte les escaliers et range avec soin les vêtements de son père dans l’armoire, le corps lesté par le deuil. Il marche lentement jusque dans le jardin et laisse défiler ses souvenirs. Seuls les plus joyeux se présentent à lui. Il voit son ami, ses oreilles, si grandes qu’elles empiétaient sur ses yeux et son poil blond et épais dans lequel il aimait perdre ses mains. Il observe ce regard tendre et croit un instant entendre le bruit de ses pattes, léger sur les dalles de la terrasse. Sébastien s’assoit face à la pierre. Un sourire prend forme sur son visage juvénile, et accompagne la tristesse de ses yeux. Derrière la fenêtre de la petite maison, un couple observe ce garçon de onze ans agenouillé dans l’herbe, ému.

Camille Humbert

Copyright © –  2019

bottom of page