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La Morsure du
bernard-l'hermite

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I
 
          Dans un film, ça s’ouvrirait en gros plan sur un ciel bleuâtre. Puis, en dézoomant, on verrait que ça n'était que des cernes sous des yeux fatigués.
          Jade Mérot enchaînait les nuits blanches. Ses poches étaient une marée noire en progrès sur la mer Mérot. À ce rythme, avant la fin du confinement, le pétrole sous ses yeux lui atteindrait les côtes. Elle en sortirait toute bleue, la mère Mérot, comme la Seine depuis que plus personne n’y touche. « Ma pauvre fille, se dit Jade en scrutant son reflet dans la fenêtre, si les Américains voient ces cernes, t’auras bientôt les Marines au cul pour ton pétrole. » Elle alluma l’une de ses dernières cigarettes en rêvant à la formule de la bombe atomique. On n’est jamais trop prudent.
          Août 2020. Cela faisait cinq mois que la France était confinée. Ça fait neuf ans que je le suis, se dit l’étudiante sinologue en s’accoudant au balcon. Elle jeta un regard las sur le désert de Jussieu. Cinq étages plus bas, ce regard tomba comme une fiente sur le casque d’un soldat lourdement armé. Hormis les militaires qui patrouillaient sans relâche depuis l’application de l’article 16, il n’y avait plus un chat dans les rues. S’étaient-ils tous confinés dans la gorge de Jade ? Elle toussa en avalant la fumée de son ultime Craven A.
          Or, ça n'était pas le COVID-19 qui retenait les gens chez eux.
          En mobilité internationale depuis deux ans à l'Université du Sichuan, Jade était rentrée en France malgré elle au tout début de l'épidémie. En réalité, elle ne comprenait pas un mot de chinois, mais c’était précisément ce qu’elle recherchait : un bon prétexte pour ne parler à personne. À Paris, elle devait se montrer plus créative. Ainsi, quand on l’abordait, elle haussait ses sourcils noirs et : Eu sou Portuguesa! Não falo Francês!
 
          « L’étudiante » avait retrouvé sa chambre de bonne du Quartier latin depuis un mois déjà quand apparut ce que certains appelèrent le COVID-20.
          Au réveil, après une sieste inopportune, Jade crut d’abord à un article du Gorafi en lisant, encore désorientée, sa première notification. Mais l’avalanche d’alertes, d’informations et de vidéos la convainquit que quelque chose n’allait vraiment pas. Elle regarda en boucle cette vidéo de Wuhan aux milliards de vues où l’on distinguait, derrière la censure naturelle des pixels, des masses de personnes dévorer comme des bêtes leurs semblables. Vision d’horreur. Le même mot revenait dans tous les commentaires : zombies. La vidéo datait d’avril ; ce furent les premiers cas. Le nouveau virus se propagea exponentiellement dans toute l’Asie, puis en Europe avec l’Italie. Vers le mois de juin, le nombre de cas explosa dans l’Hexagone et, peu de temps après, le monde entier était touché.
          Les États, complètement dépassés par les événements, furent critiqués pour leur lenteur à réagir. En France, Emmanuel Macron appliqua l’article 16 de la Constitution et mobilisa l’armée. « Cette fois-ci, nous sommes vraiment en guerre », déclara le président dans ce qui fut l’allocution la plus suivie de l’histoire de la Cinquième République.
          À côté des sectes apocalyptiques qui se développaient massivement, les théories du complot allaient elles aussi bon train. Un coup des transhumanistes, sans doute : on avait trouvé le moyen de ne plus vieillir... Et si c’étaient les francs-maçons ? Le nouvel ordre mondial, ça devait être plus facile après un nettoyage de cette ampleur. Israël étant aussi lourdement touché que les autres pays, on laissa les Juifs en paix, dans le doute.
          Nous étions en guerre. Mais quel genre de guerre ? Civile ? Les morts-vivants que nous combattions en France avaient été des citoyens : leur contamination changeait-elle quelque chose à la donne ? Étaient-ce des zombies français ? Un polémiste très médiatisé suggéra une déchéance de nationalité pour les zombies : en mangeant leurs concitoyens, ils violaient les valeurs de la République et n’étaient plus français… Il fallait aussi, selon lui, renvoyer dans leurs pays les morts-vivants étrangers : on n’allait tout de même pas gérer les zombies des autres !
 
          Avant le confinement, Jade s’était toute sa vie sentie isolée. Depuis la catastrophe, ça allait... Mais était-ce par solidarité dans la solitude, ou bien par cette joie maligne que les Allemands nomment Schadenfreude ? Elle se sentait parfois comme le patient zéro de la solitude, et maintenant qu’elle avait contaminé tout le monde, que toute la France était seule, son isolation singulière avait disparu dans la généralisation du retranchement. Elle raillait méchamment tous ceux qui semblaient découvrir, avec le confinement, la solitude et l’insoutenable lourdeur de leurs êtres. « Moi, je suis immunisée, se disait Jade. Je pratique l’immunité individuelle depuis des années. » Mais il y avait tout de même un inconvénient à cette situation. Si la belle introvertie (je ne dis « belle » que pour le rythme de la phrase : Jade était très quelconque) appréciait la solitude, elle aimait la pratiquer au-dehors, dans ses errances citadines ou dans les cafés : ombre indifférenciée dans un océan de chaos. Or, elle devait demeurer dans cet étouffant 10 m², à peine plus confortable qu’un cercueil. Et encore, dans la tombe, on n'entendait pas nuit et jour le ukulélé de son voisin du dessus : Orphée hawaïen à l’Eurydice confinée. La misanthrope eut alors cette pensée cynique que nous condamnons tout comme vous : « Avec un peu de chance, il y aura eu suffisamment de décès pour libérer des logements et faire baisser les prix de l’immobilier. La pandémie passée, je me prends un 70 m² dans le 8e arrondissement ! » Insensible, Jade l’était sans aucun doute. Elle ne connaissait de toute façon personne susceptible d'être contaminé : à 24 ans seulement, il ne lui restait déjà plus de famille, ni d’amis (sans surprise) ; même parmi ceux qu'elle s'était miraculeusement faits à l’INALCO.
          Mais il y avait plus urgent encore que les questions de logement : Jade n’avait plus une cigarette. « Je trouverai peut-être des malbiches chez K. », se dit-elle en réfléchissant à une stratégie pour braver le couvre-feu, éviter les militaires et, si possible, les zombies. Après avoir longuement observé les rondes des soldats, elle détermina le meilleur itinéraire pour aller se ravitailler incognita.
          Les deux hommes armés qu’elle surveillait depuis son balcon s’éloignèrent vers le croisement de la rue. Elle en avait pour quatre minutes à descendre de son 5e étage : juste le temps que la zone soit dégagée. Alors, Jade prit son masque, et un flacon de gel hydroalcoolique : une arme comme une autre.
​
II
 
          « La Mort, dit Vendredi après avoir retourné la carte de tarot sur le couvre-lit. Ou l’Arcane sans nom, comme on l’appelle parfois.
          – Très réconfortant. Tu en as d’autres des comme ça ? »
          Oscar Rouvin ne croyait pas à la voyance, mais on s’occupe comme on peut. Allongé dans son uniforme, il mélangeait avec nonchalance le paquet de cartes de son épouse. Les jeunes mariés vivaient depuis seulement six mois à la caserne de Babylone, dans le 7e arrondissement de Paris, mais déjà une certaine lassitude commençait à se faire sentir. Comme le prénom de madame Rouvin, les jours semblaient s’être figés dans un perpétuel vendredi.
          « Mais, au tarot, précisa-t-elle, l’arcane de la Mort symbolise la renaissance : c’est une chose qui s’achève pour laisser place à une autre. Autrement dit, c’est autant une carte de mort qu’une carte de vie !
          – En gros, c’est la carte des morts-vivants.
          – Ceux-là… Ils m’ont quand même l’air plus morts que vivants… »
          Oscar arrêta de battre les cartes, et son regard devint plus sérieux.
          « Détrompe-toi, dit-il. Les zombies, en vrai – et d’ailleurs je n’aime pas ce mot ; je lui préfère celui d’« infectés » – ça n’est pas comme dans les films. On est loin de Dernier train pour Busan.
          – Parce qu’ils courent pas aussi vite ?
          – C’est pas ça. On n’a pas l’impression d’être face à des monstres, mais à des êtres humains. Ils ne font pas peur : ils font pitié. Tu verrais leurs yeux… C’est difficile de leur tirer dessus quand ils te regardent. Surtout quand ce sont des enfants. »
          Vendredi l’écoutait avec la plus grande attention, sans même cligner des yeux.
          « Une fois, on a réuni une bonne quarantaine de ces… infectés, et on les a passés au lance-flamme, pour voir si l’on pourrait enfin s’en débarrasser comme ça. C’était insoutenable : ce sont pas des rugissements de bêtes qu’on a entendus, mais des cris humains, des cris de souffrance et de désespoir. »
          Il y eut un silence qui dura bien trois minutes. Vendredi prit la main d’Oscar : « Vous avez fait ce qu’il fallait : ils auraient tué des vivants s’ils le pouvaient. »
 
          La tireuse de cartes poursuivit son tirage au tireur d’élite.
          « L’Hermite ! C’est la solitude, l’introspection, le retrait…
          – Très à propos, remarqua Oscar.
        – Dis, tu veux connaître ma thèse ? Pour les zombies… les infectés, pardon. Et si ce qu'ils cherchaient en nous attaquant, c'était de l'aide ? de la chaleur humaine, même ? Peut-être qu’en dévorant les vivants, ils espèrent s’approprier l'humanité qu'ils ne trouvent plus en eux. Cette idée d’appropriation des forces de l’autre, on la retrouve chez certaines tribus anthropophages...
        – Garde ça pour ton blog ; il y a des abonnés à gagner, dit le gendarme en se levant avec un effort affecté. C’est moi qui vais me faire bouffer par ma direction si je traîne. »
          Oscar déposa un baiser sur le front de Vendredi. C’était à son tour de prendre la relève. Les patrouillages devaient être permanents, car les zombies ne dormaient pas.
          « Mais Oscar ! le rappela Vendredi. Et le tirage ? Il en reste une…
          La cartomancienne leva le dernier arcane en direction de son mari :
          « C’est la carte des Amoureux.
          – L’occasion de te dire que si je devenais mort-vivant, je ne mort-vivrais que pour toi...
          – Très drôle. Cette carte symbolise le Choix. »
          L’époux haussa les épaules en enfilant ses bottes.
          « Oscar !
          – Quoi, à la fin ? »
          Vendredi eut le regard sublime que Vénus devait lancer à Mars lorsqu’il partait en guerre, et cetera.
          «  Sois prudent.
          — Ne t’en fais pas, dit le sous-officier sur le même ton peut-être qu’Hector quand il abandonna Andromaque pour aller combattre les Achéens, et cetera. On doit encore finir Dernier train pour Busan ensemble demain. »
          Alors Oscar prit son masque, puis il s’arma de son FAMAS et de son SP 2022.
 
III
 
          « J’ai l’air tellement paumée, se dit Jade pour se rassurer tandis qu’elle sortait ni vue ni connue de l’immeuble, que si je croisais un zombie, il me taperait juste sur l’épaule : « Ah ! c’est pas facile pour toi non plus. » Et peut-être même, pensa-t-elle en rougissant avec coquetterie (au risque de rompre avec le portrait qui jusqu’ici a été fait du personnage), peut-être même que c’est là que je rencontrerai l’amour… » Mais en cet instant, Jade se foutait de votre gueule.
          Notre touriste portugaise passa devant le cinéma Le Grand Action, station Jussieu. Il s’y trouvait encore l’affiche de Si c’est un vivant : le dernier Polanski, sorti malgré la catastrophe mondiale. C’était un film de zombies « familial », qui « montr[ait] bien comment le réalisateur a[vait] lui aussi été déshumanisé, tué même, par des accusations meurtrières » (Le Figaro). Jade haussa les épaules : « Même moi, j’aurais pas osé. »
          Elle continua à robinsonner dans les rues vides du 5e. Ah ! et il me faudra aussi du feu. Au Jardin des plantes, la jeune femme s’arrêta interdite devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux : des zombies, une bonne vingtaine de morts-vivants, pratiquaient ensemble le Pilates.
          On disait que les zombies perpétuaient dans la mort les habitudes de leur vivant.
         En passant par la rue du Puits-de-l'Ermite, Jade rencontra plusieurs animaux sauvages qui avaient dû s’échapper de la ménagerie du Jardin des plantes. « Le confinement, vous avez suffisamment donné, je crois », dit-elle avec compassion à deux pandas roux qui traversaient une rue sans humains. Mais comme elle allait reprendre son chemin, son cœur se serra et elle retint un cri : à seulement deux mètres de Jade, un lion colossal avançait dans sa direction sur le trottoir sans déchets. À cette distance, il aurait été inutile de courir… Mais elle n’eut de toute façon pas le temps d’y songer car, déjà, l’animal l’avait dépassée en l’ignorant dédaigneusement. Les fauves aussi se parisianisent.
 
IV
 
          Malgré le deuil, la famille Fenenico s’efforçait de préserver sa gaîté naturelle. Le père et ses deux adolescentes étaient partis se confiner dans leur pavillon des Hautes-Pyrénées juste après l’enterrement de la mère. Madame Fenenico, médecin à la clinique Geoffroy Saint-Hilaire, avait contracté le virus en traitant l’un des premiers cas en France, et était décédée au début de l’été. Pour se changer les idées, la famille réduite passait ses journées dans la lecture. Il était difficile de se dire que la vie continuait, quand le temps semblait s’être arrêté pour tous. Mais chaque heure, la vieille horloge du salon venait leur rappeler lugubrement que Chronos ne s’encombrait pas de dérogations, et que le temps se promenait comme bon lui semblait. Pour leur part, les Fenenico auraient hésité à sortir même s’ils en avaient eu l’occasion, tant l’hostilité à leur encontre était grande dans le voisinage. On accusait ces Parisiens en province d’amener le virus là où il n’était pas, et quelques menaces fusèrent même à leur arrivée. À se demander qui étaient les plus à craindre entre leurs voisins et les morts-vivants. Homo homini cadaver animatum est (L’homme est un zombie pour l’homme).
 
          Quand elle ne taquinait pas sa cadette, Clémentine lisait chaque jour le Journal de confinement de V. R., auteure très en vogue, et en partageait les pépites avec son père. Marie-Carotte (sic), elle, préférait griffonner dans son Moleskine, avec un sérieux qu’elle tenait de sa mère.
          Ce jour-là, Lazare Fenenico, tout en ayant un œil sur un roman de Marlen Haushofer, avait exceptionnellement l’autre sur les aiguilles de l’horloge : à 20 h, le Premier ministre tiendrait une conférence très attendue. « Papa, écoute ça ! » dit Clémentine. Lazare sourit et reposa son livre au sommet de la pile de lectures-confinement emportée par la famille : Le Mur invisible, Le Masque de la mort rouge, La Peste, le Décaméron, l’Heptaméron, Dans la forêt
           Avec une admiration touchante, l’adolescente lut pour son père le dernier billet de V. R. : « … Ainsi, on pourrait parler d’une contagion de l’incommunicabilité. Là où l’un n’est pas compris, l’autre ne peut pas comprendre, et les entraves individuelles happent autrui malgré soi dans une boucle incommunicationnelle. Unis séparément, ou séparés ensemble, nous nous mirons en zombies de faïence. »
          « Et le meilleur passage, annonça Clémentine avec une voix fébrile : « Ce contact contagieux et stérile, on pourrait l’appeler : la morsure du bernard-l’hermite… »
          – Allons donc !
          – …« Car les vraies victimes du virus, poursuivit imperturbablement la lectrice, sont ceux que l'on confine ! Le patient zéro de cette pandémie avait dû se faire mordre par un bernard-l’hermite. Depuis, nous ne sortons guère, et nous ne nous en sortons plus. Le COVID-19 n’est qu’un leurre. C'est pour cacher le vrai problème que le gouvernement nous a confinés : qui verra les symptômes du pagurisme si tous sommes contraints de les reproduire consciemment ? »
          « T’en penses quoi ? demanda Clémentine à son père, en séchant un de ses yeux humides.
          – J’en pense qu’on a perdu beaucoup de bons écrivains avec ce virus, mais que celle-là elle s’accroche. »
          Clémentine rit.
          «  Papa, le rôle de garce est déjà pris dans cette histoire…
          – Clémentine ! J’espère que tu ne parles pas encore de ta sœur !
          – Quoi ? » demanda Marie-Carotte, qui faisait ses anagrammes sans déranger personne.
 
          Mais à cet instant, l’horloge en ébène se mit à sonner. Tous se figèrent de stupeur pendant les huit secondes que dura le grondement apocalyptique.
          « 20 heures ! Édouard Philippe ! » dit Lazare Fenenico en sautant sur la télécommande.
 
             *
 
          Depuis le début de la seconde pandémie, la barbe d’abord à moitié blanche du Premier ministre s’était uniformisée au rythme de la propagation du COVID-20 sur la carte du monde. Ainsi, ce soir-là, la France vit un homme qui portait le deuil sur son visage. Édouard Philippe fit un bilan des pertes humaines. Il n’y avait plus que 59 millions de personnes en France selon le gouvernement (64 millions selon les zombies). Et nous en savions enfin un peu plus sur le processus de zombification. Il y avait deux façons de devenir un mort-vivant : soit trois à quatre mois après être décédé du COVID-19, soit en moins d’une heure, des suites d’une morsure d’infecté. Le nombre de morts-vivants décomptés étant très supérieur à celui des personnes supposées mortes du coronavirus, on comprit que les malades inhumés pouvaient contaminer le sol et les cadavres enterrés à proximité. Dès lors, il fut décidé que tous les morts récents seraient systématiquement brûlés.
          « Je vous demande bien sûr de tous faire preuve de discernement, de ne sortir de chez vous sous aucun prétexte, et de respecter vis-à-vis des zombies une distanciation sociale d’un kilomètre au moins… »
          Au moment des questions, un journaliste posa celle qui brûlait toutes les lèvres : « Pardonnez-moi Monsieur le Premier ministre, mais vos recommandations ne tiennent pas beaucoup compte de la réalité de cette occupation que nous subissons au quotidien : comment, concrètement, nous défendre et protéger nos vies face à ces zombies ?
          Édouard Philippe se crispa, et une attente anxieuse précéda sa réponse : «  Surtout, lavez-vous bien les mains, toussez dans votre coude, et... »
          Une rumeur indignée s'éleva dans l’assistance. Manifestement, le gouvernement n'était pas prêt à faire face à cette situation inédite.
 *
         
          Lazare Fenenico éteignit le téléviseur, et au moment même l’horloge sonna les 21 h, comme pour ratifier l’incompétence de l’État. Marie-Carotte se blottit contre son père, et amorça cette question qui demeura sans réponse : « Vous croyez que maman aussi… ? » Lazare se contenta de serrer ses deux filles contre lui, sans dire un mot.
 
V
 
          Oscar Rouvin n’avait encore tiré ce soir aucune balle quand il fut appelé en renfort dans le 5e arrondissement. En plus des zombies, des animaux infectés avaient été signalés et l’armée était débordée. Maussade, le gendarme marchait avec son coéquipier en direction de la Grande Galerie de l'Évolution. Les théories de Vendredi à l’esprit, Oscar se demanda si, finalement, le prochain stade de l’homo sapiens ne serait pas solitaire, et si la sélection naturelle ne se débarrassait pas progressivement de ses cas sociaux… Il en était là de ses réflexions quand, au croisement de la rue de la Clef et de la rue Lacépède, quelque chose le heurta de plein fouet, comme un papillon de nuit contre la vitre d’une lanterne.
          C’était un zombie de stade très avancé qui devait faire partie des premiers contaminés. Le gendarme leva son fusil d’assaut. Tout cela ne dura qu’une seconde, mais le doigt d’Oscar hésita lorsque son regard croisa celui de l’infectée. Il visa entre les yeux, et la balle, tirée à bout portant, ressortit par l’occiput.
 
          « Certes, dit Jade, je n'ai pas pris ma dérogation, mais n'est-ce pas une réaction un peu excessive ? »
          La sinologue en avait perdu son portugais. Mais elle ne reconnut pas sa voix dans les borborygmes qui giclèrent de sa bouche. Et était-ce donc son cynisme qui avait arrêté le projectile ? ou son casque de sarcasmes ? peut-être son égide de peste ? Jade se posa la question en voyant que la mitraille ne l'avait pas tuée. Elle ne comprit qu’après avoir passé sa main sur le sixième chakra que la balle lui avait ouvert. De ce troisième œil frontal, Jade Mérot ouvrit enfin les yeux sur son état morbide : « Je n’avais même pas remarqué ! »
          En vérité, sa surprise ne fut pas immense. Tout s’expliquait : les nuits blanches, les cernes… Pour le reste, Jade étant née avec les symptômes de la zombification, sa contamination effective n’avait franchement pas changé grand-chose… Mais ça devait arriver. Depuis le début, dans son nom même, Jade Mérot était déjà morte.
 
 
Générique de FIN
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David Keclard

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