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L'alcool dans les dents

Lola était à la table des grands. Elle était assise là, l’air d’une gamine un peu paumée, à regarder dans le vague. Sarah doit être quelque part dans la maison, en train de faire la belle à côté de ses parents. Il y a un sentiment bizarre à être là avec tous ces vieux qui s’éclatent et boivent comme des trous, célébrant quelque chose. Lola ne sait plus quoi. Reste cette impression d’être trimballée comme un paquet par François et maman et puis posée là.

Les vieux la regardent comme un animal bien sympa pendant cinq minutes puis continuent de s’empiffrer, parce qu’elle fait la gueule et qu’elle ne minaude pas comme les autres gamines quand on lui demande quelle note elle a eu en maths. Elle se balade entre ces grandes têtes, ces gros bras qui pendent et ces vieilles branchées qui montrent tout leur soutif à des mecs barbus qui ont l’air de s’en carrer complet. Ce qu’elle préfère, c’est faire semblant de se remplir le bide de pizzas en écoutant les ragots. Bien sûr elle y comprend que dalle, mais ça lui permet de taper l’incruste quand François et maman font leur débriefe d’après soirée. Et puis Lola, elle adore les regarder, elle mate sans vergogne parce qu’elle aime sentir la beauté dans les cheveux bien coiffés et les yeux qui dégoulinent de noir. Elle fait la belle quand les vieux barbus la font danser, ou quand ils font une ronde tous ensemble avec François, maman et Sarah. Alors il n’y a plus de peur, alors il n’y a que les sourires et les lumières qui bougent partout. Maintenant il est tard, la moitié des vieux cuve dans le jardin, ils l’ont posée sur une chaise en espérant qu’elle s’endorme.

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Les yeux un peu collés par la fatigue, elle observe ceux qui parlent doucement autour d’elle ; c’est ceux qui ont le plus de trucs à cacher, c’est ceux qui sont le plus intéressants. Alors elle voit la fille. Elle est différente, c’est la première chose qui vient à son esprit à moitié embrumé par la vapeur des joints que les adultes se grillent depuis des heures. À travers les volutes grises, la fille parle doucement, elle a l’air quasiment transparente, elle n’a pas les proportions d’un humain traditionnel. Elle est facile à décrire, cheveux orange bien attachés, peau blanche, chapeau noir. C’est déplacé de la mater comme ça, mais qu’est-ce qu’elle est belle, elle transpire le Tim Burton. Plus Lola regarde la fille, plus elle se sent de trop, ça va faire trente minutes qu’elle est assise là, d’habitude dans ce laps de temps les vieux lui balancent deux, trois conneries pour avoir l’air cools. Mais la fille et le mec qui lui parle ne semblent absolument pas concernés par la morveuse à côté d’eux. Et puis elle entend, « Avant je n’avais pas réfléchi à ce que je ferais s’il ne me restait que quelques mois à vivre, maintenant que je sais, j’écris dans un bouquin, tous les jours, et j’en profite un max. » Et le mec de répondre un truc à la con pour la rassurer.

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Alors Lola regarde la fille, elle n’entend plus rien, maintenant elle ne s’en cache plus. Maintenant elle a compris pourquoi cette fille à l’air hors du monde, Lola bouillonne à l’intérieur, elle comprend que même les belles choses ont un sursis. La vie humaine, elle s’en bat les couilles, elle n’a pas pleuré quand mamie est morte, mais détruire la beauté, ça non, ça jamais. Elle voudrait vomir sur les chaussures des autres invités, elle voudrait hurler à sa mère qui ne l’avait pas prévenue que ce qui est beau disparaît aussi. Tout ça la rend dingue, à l’extérieur elle doit avoir l’air d’une folle, regard dans le vide, tremblante. 

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Et la fille qui ne la voit toujours pas, avec ses manières de princesse, et qui continue de raconter ce que ça fait de perdre ses cheveux. C’est fou parce qu’il y a vraiment quelque chose de hautain et de méprisant chez elle, et pourtant sous son chapeau noir et ses grandes cernes violettes, elle est magnifique. Lola ravale ses larmes et son cerveau qui devient dingue se demande pourquoi personne d’autre ne regarde la fille et ne pleure avec elle. Et puis enfin la fille se casse, elle va parler ailleurs ; dans l’assiette qu’elle a laissée il y a des noyaux de cerise, Lola en prend un. Il y a encore des petites peaux de cerise dessus. Elle le met dans sa bouche, elle s’en fout si c’est dégueulasse, elle suce et racle ses dents dessus pour éviter de hurler, tout ce qui lui échappe, tout ce qu’elle ne comprend pas, ce qu’elle voudrait n’avoir jamais deviné au détour de la conversation d’une dépressive méprisante et magnifique. Elle se sent plus que jamais l’air d’une gamine débile, dans son corps moche et incapable. Elle croque le noyau plus fort, se pète le bout d’une dent, le sort de sa bouche, essuie la bave sur son t-shirt. Sans cesser de regarder le noyau entre ses doigts malhabiles, elle attrape un verre pas fini sur la table, il est plein de traces de rouge à lèvres, elle s’en fout. Elle boit. Elle apprend comment on oublie ce qui déchire à l’intérieur.

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Wanda Pendrié

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