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Je me déteste

« Nous nous trouvons actuellement devant l'hôpital où la victime a été reçue en urgence après sa terrible agression. Jusqu'alors, l'adolescent était dans un état critique mais l'équipe médicale a réussi à le sauver. Durant le dernier mois, il s'est remis de ses blessures et vient tout juste d'être autorisé à sortir. Nous nous sommes donc rendus sur place pour vous livrer une interview exclusive et en direct. Tenez ! Le voilà qui arrive ! Il garde la tête baissée mais je peux quand même apercevoir le masque chirurgical qui cache la moitié de son visage. Les cicatrices doivent être atroces. Jeune homme ! Jeune homme ! Pourriez-vous nous accorder quelques instants ?

— J'ai pas très envie de parler...

— Bien sûr, bien sûr : vos cicatrices doivent vraiment vous handicaper. Rassurez-vous, je n'ai que quelques questions à vous poser, notamment concernant vos agresseurs. Les connaissiez-vous ? Avaient-ils l'habitude de s'en prendre à vous ?

— Bien sûr qu'ils s'en prenaient à moi, ils emmerdaient tout le monde. De vrais tarés. Maintenant, laissez-moi, je veux vraiment pas...

— Quel film étiez-vous allé voir ?

— Pardon ?

— La nuit de votre agression, vous étiez allé voir un film au cinéma. Lequel était-ce ?

— Le dernier Batman.

— Celui avec le Joker, n'est-ce pas ?

— Oui...

— Un personnage défiguré, donc. Le Joker s'est lui-même tranché les joues pour se dessiner un sourire perpétuel. Cela ressemble aux cicatrices que vous portez, non ? Pensez-vous que vos agresseurs avaient ce film en tête lorsqu'ils vous ont attaqué ?

— Alors de un, les cicatrices du Joker, c'est des égratignures à côté de ce qu'ils m'ont fait. Et de deux, vous allez chercher des explications de merde encore longtemps ? Vous croyez vraiment qu'ils ont eu le temps de réfléchir a'ant de 'e taillader la gueule ? Je 'ous ai dit qu'ils é'aient tarés ! Co'ète'ent dé'oncés quand y 'ont... 'ardon, 'e...

— Excusez-nous, mon garçon, nous avons un peu de mal à vous comprendre. Pourriez-vous articuler, s'il vous...

— Maintenant, ça suffit, laissez mon fils tranquille.

— Pardon, Madame, nous voulions juste...

— Ça suffit, j'ai dit ! Vous ne voyez pas qu'il souffre ! Allez, viens, mon chéri, on rentre.

— Pardonnez-nous, chers auditeurs : la mère de la victime vient d'arriver et ne nous a pas laissé le temps de terminer notre interview. Nous allons donc les laisser regagner leur domicile et se remettre des récents événements. Amis auditeurs, au revoir et merci de votre écoute ! » 

 

Je vous déteste

 

Cette phrase a tourné dans ma tête pendant toute la durée de l'interview. Il était vraiment à gerber, ce gars. Dans tout ce que j'ai dit, il n'a pris que ce qui l'intéressait. La honte de son métier... En plus, mes cicatrices m'ont empêché de lui balancer ses quatre vérités. Je peux même pas aligner trois phrases sans qu'une douleur aiguë crispe mes mâchoires. Quand je parle, je suis obligé de contracter au maximum mes muscles pour compenser mon absence de lèvres, ce qui me donne cette élocution un peu traînante. Je peux pas tenir longtemps comme ça et, très vite, ça me fait un mal de chien. Mais bon, j'aimais déjà pas trop causer avant donc ça ne me change pas vraiment.

La nouveauté, c'est que je ne supporte plus mon reflet dans le miroir. Ni dans tout ce que je croise : vitrines, flaques d'eau, revêtements métalliques. Je pensais pas qu'il y avait autant de surfaces réfléchissantes. Avec le masque, ça va à peu près. Je peux aussi remercier mes cheveux longs : grâce à eux, je peux cacher ma gueule déchirée. Ouais, « déchirée », c'est le mot. Ils m'ont pas raté, ces connards, quand ils m'ont coincé dans cette impasse. Mais je préfère ne plus y penser. Ça fait déjà assez mal comme ça. Et je parle même pas des cicatrices...

 

*

 

Après un long séjour à l'hôpital, j'ai enfin pu rentrer chez moi. Normalement, j'aurais dû me réjouir ; mais c'était sans compter les tensions provoquées par mon retour. Je suis obligé de porter un masque chirurgical, même à la maison : mes parents font des efforts mais je vois qu'ils supportent encore moins que mon frangin de voir ma gueule mutilée. En plus, pour éviter les disputes, ils ont décidé de préparer le même plat pour tout le monde. Mon grand frère a tenu trois jours avant de craquer.

« J'en peux plus, ça me dégoûte ! » crie-t-il en repoussant violemment son assiette.

J'ai du mal à savoir s'il parle de la purée de carottes ou de moi. Ça fait deux jours que j'ai arrêté la soupe à la paille mais, à cause de mes blessures, je suis incapable de manger normalement. Je n'arrive pas à bien mâcher et je peux manger que des trucs mous. En plus, je dois pencher la tête en arrière pour avaler, quand la nourriture ne dégouline pas sur les côtés de mon visage. Autant dire que je m'éclate...

« Mais enfin, ce ne sont pas des manières... commence Maman.

— C'est toi qui me parles de manières ? réplique mon frère. Avec lui qui se bâfre dans son assiette comme un porc ? »

Il me désigne d'un air pincé. J'ai ma réponse.

« Jeune homme, tu ferais mieux de surveiller ton langage, gronde Papa.

— Et pourquoi c'est moi qui me fais engueuler ? proteste mon aîné. Pourquoi c'est pas lui ? Il peut bien s'entraîner à manger correctement, non ?

— Tu vois bien qu'il a du mal, explique Maman. »

Son ton se veut doux et compréhensif mais tout ce que j'entends, c'est que je lui fais pitié.

« C'est pour ça que j'ai fait de la purée, se justifie-t-elle.

— Parlons-en, de ta purée, grommelle mon frère. J'en ai marre d'en bouffer à tous les repas ! Tout ça parce que Môssieur peut pas manger autre chose. Et encore : même la purée, il arrive pas à l'avaler proprement ! Moi je veux du steak grillé, du calamar en sauce, des trucs bien chiants à mâcher. De la vraie nourriture, quoi ! Pas cette purée pour petits vieux !

— D'accord, tu as gagné ! lui crie Papa. Tu files dans ta chambre !

— Quoi ?

— Tu as très bien entendu : tu vas dans ta chambre. Ça t'apprendra à parler à ta mère sur ce ton !

— Parfait, répond mon frère d'un ton amer en reculant bruyamment sa chaise. De toute façon, j'ai plus faim. »

Avant de disparaître dans le couloir, il lance une ultime provocation :

« Et ça fait longtemps que les parents punissent plus leurs gosses en les envoyant dans leur chambre ! »

Papa serre les dents. Maman fait mine de se lever pour aller corriger mon frère mais je l'en dissuade d'un regard. Je crois que ma gueule déchirée a fait assez de dégâts ces derniers jours. Putain...

 

*

 

La porte de la cuisine est ouverte et l'intérieur encore allumé. Pourtant, tout le monde est déjà parti se coucher, non ? Je regarde discrètement par l'ouverture et aperçois mon grand frère près du réfrigérateur, une assiette à la main. Je fais mine de repartir mais quelque chose me retient. Une envie urgente de lui balancer ma haine à la tronche. Non, c'est pas le moment : je suis crevé et j'ai besoin d'une bonne nuit de sommeil. Oui mais, si je vais me coucher maintenant, je vais pas arrêter d'y penser et ça va me stresser.

Va dormir.

Dis-lui.

Tu es épuisé.

Il le mérite.

C'est pas cool.

C'est lui qui n'a pas été cool.

Je m'avance dans la cuisine et lance :

« T'étais obligé de faire ça ? »

Mon frère se retourne, surpris. Puis il me voit et les traits de son visage se crispent : lui aussi a l'air fatigué.

« Quoi ? fait-il, un peu sur la défensive.

— Tout à l'heure, à table, répété-je. T'étais vraiment obligé ? »

Il soupire, résigné. Ah tu la voulais pas, cette discussion, hein ? Eh bien tu vas l'avoir. Même si moi non plus, je ne suis pas sûr d'en vouloir.

« Tu m'en veux pour ce que j'ai dit ? reprend mon frère d'un ton hargneux. Si j'avais su que c'était ton kiff, qu'on te nourrisse à la compote pour bébé, crois-moi, je serais pas intervenu.

— Ah parce que ton scandale, là, c'était pour m'aider ? éructé-je. Merci, tiens, ça m'a bien servi ! T'es vraiment un connard, quand même... »

Nouveau soupir. Fais gaffe, frangin, l'hyperventilation te guette.

« Et tu veux que je te dise quoi ? réplique-t-il. Que tes cicatrices vont disparaître et que tu vas retrouver ta gueule d'ange ? Franchement, ça mène à quoi, de se mentir ? »

Les mots sont durs, vraiment durs. Mon frère n'a jamais appris à les mâcher. Je sais que, quelque part, il a raison et pourtant ça me gave, ça me gave tellement ! Lui, les parents, les journalistes, les docteurs, les cicatrices et cette douleur, cette putain de douleur qui me lance chaque fois que je prononce un mot. J'ai même plus envie d'essayer...

Je sors de la cuisine sans rien ajouter, avec l'impression d'avoir avalé trois tonnes de plomb, un sale arrière-goût dans la bouche.

 

*

 

 Dans la salle de bains, le miroir me fait face. J'ai la gorge nouée.

Avant de revenir chez moi, je n'ai jamais regardé mes cicatrices ; pas eu le courage. Maintenant, c'est plusieurs fois par jour que je dois affronter ma sale gueule.

Devant moi, mon nouveau sourire apparaît dans toute sa splendeur. Je me demande comment le miroir fait pour ne pas se fissurer tellement cette image est répugnante. J'approche mon visage de la glace et passe mes doigts le long des boursouflures qui ont remplacé mes lèvres. La bouche fendue jusqu'aux oreilles. Les gencives dénudées. Le nez mutilé. Je laisse le bout de mon index glisser sur l'arête que dessine le cartilage à la place de l'organe disparu, puis sur mes gencives aussi humides que mes yeux. Je tourne lentement la tête d'un côté, puis de l'autre. Quelle laideur. Je n'ai même plus les mots.

J'essaie de contracter les muscles de mes joues, dans l'espoir de recouvrir mes dents avec ce qui me reste de peau. Ça fait mal. Putain, ça fait vraiment mal. Et j'ai l'air cruel, comme ça. L'air d'un mort-vivant.

Je suis défiguré à vie et en plus, je suis obligé d'en rire.

 

Je le déteste

 

Et voilà, nous y sommes : je suis suffisamment retapé pour aller en cours. Pas envie. Jamais aimé l'école. Ça ne vous attire que des ennuis, surtout quand vous êtes différent. Déjà qu'avec mes cheveux roux, je me faisais cogner dessus, là, on peut dire que j'ai gagné le gros lot. Seule consolation : mes bourreaux habituels sont en prison. C'est déjà ça de moins.

Le lycée n'a pas changé durant mon absence. Peut-être un ou deux tags de plus dans les coins. Maudit bahut. Même mon agression n'a pas suffi à m'en libérer. Je passe le portail quelques instants après la sonnerie. La cour et les couloirs sont déserts. Tant mieux.

J'entre dans la salle de classe la boule au ventre. Déjà, j'ai l'impression qu'il règne un silence désagréable. Comme si toutes les conversations s'étaient arrêtées à mon arrivée. Je sais que c'est faux : j'en entends encore qui parlent ; mais en chuchotant.

Je m'avance, tête baissée, mes cheveux longs comme maigre rempart contre leurs millions d'yeux inquisiteurs. Ne pas les regarder, surtout ne pas les regarder. Ça fait longtemps que j'ai appris à éviter tout contact oculaire. Mais je la sens tout de même, cette désagréable impression qu'on me fixe.

Je m'assois à ma place, au fond. Je lève un peu la tête et vois que les bureaux autour du mien sont vides : les élèves assis d'ordinaire autour de moi se sont tous déplacés à d'autres tables. J'y crois pas... Ces merdeux osent m'exiler ? Et sans rien dire, en plus ? Genre tout est normal !

Soudain, Révy Eavens, la déléguée de classe, se lève. Elle a le visage grave ; une colère froide lisse ses traits. Elle marche vers le fond de la salle et s'assoit au bureau à côté du mien.

« Tu fais quoi, là ? lui demande Tiffany, son ancienne voisine de table.

— Ce n'est pas parce qu'il porte un masque chirurgical qu'il a forcément la peste, répond-elle d'un ton catégorique. Alors je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s'asseoir ici. Il y a plein de place en plus. »

Putain mais qu'est-ce qui lui prend ? Elle va se faire défoncer ! Visiblement, les autres n'osent rien dire ; mais je suis sûr qu'ils n'en pensent pas moins. Révy a beau être la déléguée, une des filles les plus populaires du bahut, s'afficher à côté de moi comme si elle voulait faire ami-ami, ça risque de méchamment la décrédibiliser.

Révy se tourne de mon côté comme si de rien n'était et me sourit. Je baisse la tête illico. C'est gênant, elle se rend pas compte !

 

*

 

Je suis assis devant le bureau du psy et donne des coups de talon agacés sur les pieds de ma chaise. L'homme qui se tient de l'autre côté m'observe tranquillement, un stylo à la main ; ses yeux paraissent énormes derrière les verres épais de ses lunettes.

Ça me saoule de devoir rester au bahut après les cours. Mais le dirlo s'inquiétait pour moi – un faux-cul de plus – et a cru bien faire en me collant ce rendez-vous chez le psy scolaire. C'est la première fois que je vais le voir et ça fait déjà dix minutes qu'il ne se passe rien.

Au bout d'un moment, le psy finit par demander :

« Est-ce que vous ne parlez pas parce que vous avez mal ou parce que vous pensez que c'est inutile ? »

Je ne réponds pas. Le psy me tend alors son stylo.

« Vous pouvez écrire, si vous préférez. Mais si vous ne dites rien, je ne pourrai pas vous aider, m'explique-t-il d'une voix douce. »

Et qu'est-ce qu'il veut que je lui dise ? Je vois pas comment ce type pourrait m'aider. Je tourne la tête, bien décidé à me la boucler pour le reste de la séance. J'espère qu'à la longue, le psy se rendra compte que ça ne sert à rien et me laissera rentrer chez moi. Il insiste encore :

« On m'a dit que vous aimez bien lire. Y a-t-il un livre qui vous touche particulièrement ? »

Pfff, juste parce que la documentaliste me voit de temps en temps, voilà qu'il m'invente une passion pour la lecture. Son cas est désespéré. Si je vais au CDI, c'est pour qu'on me foute la paix, rien d'autre. C'est pas Matt et sa bande qui vont mettre les pieds dans une bibliothèque.

« Ou alors vous pourriez tout simplement m'expliquer ce qui vous pousse à lire, continue le psy. Est-ce pour vous évader ? Ou au contraire préférez-vous les textes qui parlent de la réalité ? »

Tenace, l'animal. Je sais ce qu'il essaie de me faire dire : à cause de mes cicatrices, mes camarades ne m'aiment pas, bouhouhou, pauvre de moi ! Et comme je suis toujours tout seul, je me plonge dans les bouquins pour oublier à quel point ma vie est merdique. Sauf que c'est pas du tout ça. Avant aussi, j'étais isolé et pourtant, on me collait pas chez le psy. Bon sang, quelle perte de temps !

Le psy essaie encore un peu et me demande comment ça se passe avec ma famille, si j'ai quelqu'un de confiance à qui je peux parler. Je pense à mon grand frère, qui m'a dit que je pouvais venir le voir si j'avais un problème. Connaissant ses méthodes radicales, je préfère éviter.

Comme je ne cause toujours pas, le psy finit par comprendre qu'il se trouve face à un mur et renonce à établir le contact pour aujourd'hui. Enfin libre ! Dire que je dois revenir la semaine prochaine...

 

Je te déteste

 

Ouais, c'est de toi que je parle. Toi, la petite conne qui m'a abordé hier, avec ton air niais. « Tu as rempli ta fiche d'orientation pour l'an prochain ? » Sérieux, t'as pas écouté les infos, ou quoi ? J'étais à l'hôpital ! Tu crois vraiment que je pensais à ça ? Bien sûr, tu t'en fous. Tout ce qui t'importe, c'est de remplir ton rôle de déléguée, ta « mission », comme tu l'appelles. Tu te caches derrière les apparences, tu fais la mignonne, t'es gentille avec tout le monde mais, en fait, je suis sûr que, par derrière, tu les méprises tous, ces toutous qui sont juste bons à te lécher les bottes.

Depuis le début de la semaine, tu me rebats les oreilles avec tes « Il faut que tu ailles en cours, c'est important » ou encore « C'est mon travail de déléguée de faire en sorte que tout le monde se sente bien ». Le pire, c'est quand tu es venue t'asseoir à côté de moi le premier jour. Vas-y, fais semblant de t'occuper de moi. Si tu voulais vraiment que je me sente bien, t'aurais compris depuis un bail que, tout ce que je veux, c'est qu'on me foute la paix !

Voilà ce que j'aurais aimé lui dire, à cette merdeuse. Mais comme d'hab', je garde tout pour moi et je fais semblant de rien.

 

*

 

Ce matin, cours d'histoire-géo sur l'entre-deux-guerres. Je me suis réfugié à l'infirmerie, prétextant une quelconque douleur. Pas envie d'entendre parler des gueules cassées et de donner à la classe un nouveau prétexte pour se foutre de la mienne. Et depuis que j'ai compris que les profs sont plus coulants avec moi depuis que les preuves de mes agressions s'affichent sur mon visage, je sèche les cours le plus souvent possible. C'est bien le seul avantage que j'ai trouvé à mes cicatrices : autant en profiter. Je prends le cachet que l'infirmière me donne et m'allonge sur un des lits. Je ferme tranquillement les yeux et laisse mon esprit vagabonder.

« Je savais que je te trouverais là. »

Mon repos a été de courte durée. Je me redresse pour faire face à la personne qui vient de parler : Révy. Encore.

« Qu'est-ce que tu veux ? je lui fais. Si c'est pour me dire d'aller en cours, laisse tomber. J'irai pas. »

La déléguée prend un air embêté. Elle venait donc bien pour ça.

Je me tourne de l'autre côté, dos à elle, pour lui montrer que je compte bien roupiller ici le reste de la matinée.

« Tant pis si tu ne veux pas venir, finit-elle par dire. Je reviendrai te voir à la prochaine pause, au cas où tu aurais changé d'avis. »

Elle s'apprête à partir quand je l'interpelle :

« Pourquoi tu fais ça ?

— Quoi ?

— Prendre ma défense. Venir me chercher pour aller en cours. Je t'ai rien demandé. »

Elle laisse passer un temps avant de répondre.

« Parce que je te comprends. »

Je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire. C'est quoi, cette réplique hyper dramatique ?

« Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? me demande Révy, un peu vexée. 

— Mais toi, voyons ! je continue. Qu'est-ce que t'as ? T'es amoureuse de moi ? C'est pour ça que tu me colles aux basques depuis mon retour ? Parce que tu es tombée sous le charme de mon nouveau sourire ravageur ? »

Pour accentuer mon ironie, je tire mon masque vers le bas, révélant mes joues mutilées et la rangée de dents luisantes.

« Pourquoi tu es comme ça ? se fâche Révy. À m'agresser dès que je fais le moindre pas vers toi ?

— Parce que tu n'en as jamais fait, de pas vers moi, avant, répliqué-je, amer. Quand j'étais normal, t'en avais rien à cirer, de moi. Et là, il suffit que j'aie la tronche défoncée pour que tu daignes t'occuper de mon sort. Tu crois pas que c'est un peu louche, comme histoire, non ? Y'a quoi, derrière cette soudaine gentillesse ? On peut pas taper sur les handicapés mais sur les roux, on a le droit ? Où tu étais, quand Matt et sa bande me coinçaient tous les soirs à la sortie des cours ? Hein ? Où tu étais ?

— Je... »

Elle ne sait plus où se mettre. Ah elle rigole moins, Miss Parfaite !

« Ouais, tu ferais mieux de rien répondre, ça aggraverait ton cas. »

J'ai gagné : la déléguée quitte l'infirmerie au pas de course.

Elle part. Et moi, je reste seul à l'infirmerie comme un con alors que c'est la première fois de ma vie qu'une fille vient me rendre visite. Je sais que je n'aurais pas dû enfoncer le clou ; mais je ne peux pas m'empêcher, c'est plus fort que moi. À croire que je deviens agressif, comme les animaux blessés.

 

Je les déteste

 

Ce sont des mecs de la classe qui m'ont fait ça. D'ordinaire, je me méfiais pas d'eux : ils ne savaient que lancer des insultes, bousculer tout au plus. Comme je me trompais...

Ce soir-là, ils étaient complètement saouls. Et le pire, c'est qu'ils avaient décidé d'aller voir le même film que moi. Quand je les ai entendus entrer dans la salle en rigolant comme des bœufs, je me suis promis de sortir en dernier, histoire de pas les croiser. Manque de pot, ils cuvaient leur bière devant l'entrée. Et en plus d'être bourrés, ils étaient raide défoncés. Je sais pas quels acides ils avaient pris mais ça avait l'air d'être un sale mélange, pour leur donner des idées pareilles. Ils m'ont encerclé. Je suis plutôt de grande taille mais pas bien épais. Avec des gars tout en muscles face à moi, je pouvais rien faire. Je voulais fuir mais ils m'ont coincé dans une impasse. John et Eric me tenaient solidement tandis que Matt sortait son couteau. Là, j'ai vraiment commencé à flipper.

L'un d'eux m'a demandé si j'avais la pétoche. Ben oui, ducon ! tu crois quoi ? C'est pas avec le couteau que tu m'agites sous le nez que je vais me détendre ! Ensuite, ils ont commencé à verser dans l'humour. Comme quoi, ils allaient me refaire le portrait façon chirurgie esthétique. J'en pouvais plus, j'ai cru que j'allais me pisser dessus. « Déconnez pas les mecs, j'ai essayé de leur dire. Déconnez pas. Ça vous suffisait pas, les insultes et les coups de poing dans les côtes ? Vous pouvez me péter le nez, si ça vous amuse. Je dirai rien. Je dis jamais rien. » Là, ils ont ricané franchement. Ils ont dit que je riais jamais à leur blagues. « Tu souris jamais, qu'ils m'ont dit. Tu fous le cafard à toute la classe, avec ta gueule d'enterrement. »

Oui, je suis plutôt renfermé. Non, je ne souris jamais, je ne parle pas aux autres. Mais bordel, c'était une raison valable pour me faire ça ?

Malgré mes hurlements, personne n'est venu à mon secours. Les deux gars me tenaient fermement, jusqu'à m'en péter les os, pendant que leur copain me cisaillait le coin des lèvres. « C'est pas si dur de sourire ! » ricanait-il en m'arrachant la peau des joues et en me taillant le nez. Côté plaisanteries, les deux autres n'étaient pas en reste. Mais moi, je ne rigolais pas. La douleur et la peur étaient trop fortes. J'ai vraiment cru que j'allais partir en vrille, cette nuit-là. J'ai aussi cru que j'allais y passer...

Mais ils m'ont laissé filer juste à temps.

J'étais terrorisé. J'avais mal, je pissais le sang. J'ai titubé jusqu'à une terrasse puis après, je ne sais plus très bien ce qui s'est passé. Quelqu'un a dû appeler une ambulance parce qu'ensuite, je me suis retrouvé à l'hosto. J'y ai passé une éternité avant de pouvoir sortir. De toute façon, je m'en foutais : j'avais plus goût à rien. Le seul pote que j'avais me fuyait. Il n'est même pas venu me voir à l'hôpital. En fait, je me suis rendu compte qu'on se parlait juste pour passer le temps. Le seul point commun entre nous, c'était qu'on se faisait taper dessus. Ça rapproche, vous me direz. Ouais, mais pas assez, apparemment.

Maintenant, ma famille n'agit plus de la même façon avec moi. Les autres, à la rigueur, peu importe. Mais ma propre famille, ça me fiche un coup.

Je les déteste tellement, les salauds qui m'ont fait ça. Est-ce qu'ils se rendent compte, au moins, qu'ils ont détruit ma vie ? J'espère que l'alcool leur a cramé le foie ou que la drogue leur a bousillé le cerveau. S'ils pouvaient crever comme des chiens, d'une maladie bien sale, là, je commencerais juste à me sentir mieux.

 

*

 

Je hais les heures d'affluence. Quand il faut manger au self. Quand on peut aller en récré. Quand c'est la sortie des cours. Ce sont les seuls moments où, même en rasant les murs, il y a toujours quelqu'un pour me remarquer. Les élèves m'évitent, dessinant une parfaite haie d'horreur sur mon passage. Toutes les têtes se tournent vers moi, le malaise se dessine sur tous les visages. Ils ont lu les journaux, écouté la radio, regardé la télé. Mon masque paraît un rempart si mince face à leur regard.

Ils croient que je remarque rien ? Hé, c'est pas mes yeux qui se sont fait charcuter. Ni mon cerveau.

Alors que tous se précipitent pour partir en pause, moi, c'est plutôt de revenir en classe qu'il me tarde. Au moins, pendant le cours, les regards sont tournés vers le prof et on ne me calcule plus. Enfin... presque plus.

 

Je la déteste

 

C'est la pause de midi, juste avant le début des cours de l'aprèm. Assis à ma place, mon casque vissé sur les oreilles, je fais de mon mieux pour demeurer invisible. Je vois du coin de l'œil Révy s'asseoir à son bureau et prie pour qu'elle n'essaie pas une nouvelle fois d'établir le contact. Si elle me parle, je ferai comme si la musique était trop forte pour l'entendre. Pas envie de me prendre la tête. Tiens, sa pote vient vers nous. Tant mieux, ça va distraire Révy.

Soudain, une brique de jus de pomme atterrit sur ma table. Je coupe ma musique, lève les yeux : face à moi, Tiffany, le regard fuyant.

« Désolée, commence-t-elle, je ne savais pas trop ce que tu aimais alors je t'ai pris du jus de pomme. »

Je scrute son visage, cherchant à comprendre ce qui a bien pu lui passer par la tête pour qu'elle me rapporte à boire. Comme je la fixe sans répondre, elle se sent obligée d'ajouter :

« Euh, c'est juste que je suis allée chercher une boisson pour Révy, bredouille-t-elle, mal à l'aise. Alors je me suis dit que tu en voulais peut-être une. »

Je vois. La charité de Révy a déteint sur elle. Je me tourne et aperçois une bouteille de thé glacé sur le bureau de la déléguée : celle-ci sourit à son amie, contente de la voir accomplir sa B.A. Pathétique.

« Alors ? me demande Tiffany. Ça te va, le jus de pomme ?

— T'es bête ou tu le fais exprès ? Je peux pas le boire. »

Les mots m'ont échappé, comme ça, sans que je le veuille vraiment. En fait, je suis capable de boire avec une paille. Mais j'en ai pas besoin, de sa gentillesse à deux balles ! Ni de sa pitié, d'ailleurs. Je vois bien qu'elle se force.

« Hé, tu pourrais être plus sympa ! s'écrie Révy pour défendre sa copine.

— Laisse, Révy, c'est pas grave, lui dit Tiffany en se forçant à sourire. C'est moi qui ai fait une bêtise, après tout. »

Elle s'empresse de reprendre la brique de jus de pomme, comme si c'était un déchet qu'elle avait posé sur mon bureau sans faire exprès, puis regagne sa place au premier rang.

 

Je vous déteste

 

Je vous hais tous ! Qu'est-ce que vous croyez ? J'ai pas choisi d'être comme ça ! C'est déjà assez dur de vivre chaque jour avec ma difformité, j'ai pas besoin qu'on me le fasse remarquer. Marre de voir toutes ces têtes de cons se retourner pour me mater et chuchoter dans mon dos comme si un ovni venait de débarquer. Dire qu'avant j'étais aussi transparent qu'un calque. Là, au moins, personne venait me faire chier. Sauf les trois abrutis de service.

Et je ne veux même plus entendre les soi-disant spécialistes : médecins, psys, cinéastes et autres artistes. De quoi ils se mêlent ? Ils sont normaux. Et ils se croient en droit de parler de nous ? Les monstres, qu'ils nous appellent. C'est un nom, ça, peut-être ?

Mais c'est fini, je me casse. Et tant pis pour eux ! Ils ne veulent plus me voir ? Eh bien voilà, je me barre ! Comme ça ils ne verront plus ma sale gueule ; comme ça, je ne leur donnerai plus envie de vomir.

 

Je me déteste

 

Soudain, j'entends des pas précipités derrière moi. Une voix crie mon nom en même temps qu'une main agrippe mon tee-shirt. Je me retourne : c'est Révy. Elle lâche jamais l'affaire, elle. On dirait que mon sale caractère et les insultes que j'ai balancées ne lui ont pas suffi.

« Pourquoi tu es parti comme ça ? me demande-elle, un peu essoufflée.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? réponds-je, agacé.

— On était en plein cours !

— Et alors ? J'attendais la meilleure occasion pour me tirer. Maintenant que c'est fait, je compte bien ne plus jamais revenir.

— Tu ne peux pas faire ça ! s'exclame-t-elle, visiblement choquée. Et le bac, à la fin de l'année ? Pense à ton avenir !

— Mon avenir ? Quel avenir ? Tu crois vraiment qu'avec ma tronche, les patrons vont se bousculer pour m’embaucher ? »

Qu'est-ce qu'elle peut m'énerver, cette meuf ! Elle se prend pour ma mère, ou quoi ? Le portail est à quelques mètres : il me suffit juste de traverser la cour et...

Révy me retient par la manche.

« Écoute... le prof m'a envoyée exprès pour te chercher...

— Le prof ? Parlons-en, du prof, répliqué-je en balayant sa main pour qu'elle me lâche. Je crois que, de toute la classe, c'était lui le plus dégoûté quand j'ai dégouliné par terre. S'il avait froncé un peu plus le nez, il l'aurait eu entre les deux yeux !

— Il sait que ce n'est pas ta faute si tu baves comme ça, murmure Révy d'un ton désolé, que c'est juste ton visage qui...

— Eh bien, il le sait peut-être mais ce que j'ai vu, c'est qu'il a réagi comme tous les autres.

— Il n'a jamais voulu faire ça. Il a été surpris, c'est tout. »

Voilà qu'elle lui trouve des excuses, maintenant. Et elle est passée où, la Révy qui prenait tout le temps ma défense ? Je le savais : c'était du flan. Tout ça pour se faire mousser par les copains. Je me penche vers elle, la forçant à se tasser, et dis d'un ton affecté :

« Ouais, je comprends, il a été surpris. En même temps, il était juste à côté de moi quand j'ai lâché mon paquet. Un mélange de sang, de pus et de morve. Ça a fait un bruit dégueu en s'écrasant sur le plancher. Je ne sais pas qui va nettoyer tout ça, d'ailleurs, mais je le plains sincèrement. »

Révy déglutit et murmure :

« Dans ce cas, tu veux bien leur pardonner, à lui et aux autres, et revenir en cours ?

— Non, dis-je en me reculant, le regard mauvais. Qu'ils soient dégoûtés, j'veux bien. Mais ce que t'as pas l'air de comprendre, c'est que ça recommence à chaque fois. J'en chie à 'ort et ils ne 'ont rien 'our 'ai... ah 'erde ! 'ais chier ! »

J'ai trop forcé sur les muscles de mes joues, ils n'ont pas supporté ; et cette emmerdeuse qui me force à parler sans arrêt, c'est pas vraiment ce qu'il me fallait.

Je m'accroupis, les mains sur les mâchoires, essayant de les détendre. Révy s'approche de moi, l'air inquiet. Je sens sa main frôler mon épaule et donne un grand coup pour la repousser.

« Dégage ! J'en 'eux 'as, de ta 'itié !

— Mais pourquoi t'es aussi agressif ? Qu'est-ce que j'ai fait ?

— T'es 'ê'e 'as sincère ! bafouillé-je, hors de moi. Tu 'iens 'e chercher 'arce qu'on te l'a demandé. Que je sois là ou 'as, tu t'en cognes !

— Non, c'est pas vrai ! »

Tiens ? elle s'énerve ? Miss Parfaite perd son sang-froid, on dirait. Marrant, ça. Son visage se crispe. Ça lui va pas du tout. Mais c'est toujours mieux que son sale air mielleux. Quand je la regarde, j'ai envie de vomir. Elle est encore pire que tous les autres : les autres, au moins, ils ne font pas semblant de m'aimer.

« Quoi, « c'est 'as 'rai » ? j'ajoute d'un ton acide. Tu t'intéresses à 'oi, 'eut-être ? T''es nor'ale. Qu'est-ce qu'une 'ille normale peut bien 'ouloir à un 'onstre ? Je te déteste, sale hy'ocrite ! »

Et voilà, elle est furax. Est-ce qu'elle va me hurler dessus et m'insulter ? Ce serait bien : ça prouvera que, sa gentillesse, c'est que du flan. Je suis pas fier de ce que j'ai fait ; mais ça fait du bien de se défouler sur quelqu'un.

Tout à coup, elle commence à déboutonner sa chemise. Je sursaute et lui crie :

« Wow wow wow, qu'est-ce tu 'ais ? »

Je me précipite vers elle pour l'arrêter mais elle écarte déjà les pans de son habit, révélant...

... le vide.

Un trou de dix centimètres de diamètre. Sur le côté gauche de son thorax. Je reste là, figé dans mon élan ; mes yeux exorbités fixent l'autre bout de la cour à travers l'espace creusé dans sa poitrine. Merde alors... C'est un monstre, elle aussi ? Un putain de monstre ?

Elle me regarde avec un air de défi.

« Et maintenant, tu es prêt à m'écouter ? »

Comment j'ai pu être aussi con ? Comment j'ai pu être aussi aveugle ? Elle est difforme, elle aussi. Elle était juste sous mon nez, et je ne l'ai pas remarquée. Quand je pense que je lui ai dit que je la détestais ! Merde...

Je baisse la tête et demande pardon. La honte me brûle les joues.

Je disais que je détestais cette fille, que je détestais mes camarades, ma famille, le monde entier ; mais en fait, depuis tout ce temps, ce que je détestais, c'était ce que mes agresseurs m'avaient forcé à devenir. Ça m'a rendu fou, je crois.

Je relève la tête, regarde Révy dans les yeux et me jure de faire dès à présent ce qui, depuis le début, me demande le plus de courage.

 

*

 

Lorsque je rentre chez moi après les cours, c'est ma mère qui m'accueille dans l'entrée.

« Tiens ? Tu ne portes pas ton masque ? fait-elle, surprise.

— Tu sais Maman, c'est pas contagieux, répliqué-je. »

Je lui offre mon plus beau sourire. Elle rougit instantanément. L'appel de mon père lui offre une sortie idéale :

« Le repas est prêt ! »

À table, c'est loin d'être facile. Je sens encore les regards glisser sur moi comme des anguilles froides. Je suis à deux doigts de craquer. Mon masque est juste là, dans ma poche... Non, pas maintenant. Pas après avoir tenu tout l'aprèm.

Dans leur fuite, mes yeux se posent sur la panière à pain. Oui, pourquoi pas ?

Je repousse mon assiette de purée, attrape un morceau et le croque à pleines dents. J'ai du mal à le mâcher mais j'insiste. La croûte craque sous mes molaires, les miettes dégringolent sur mes gencives, de la mie pleine de salive s'étale sur mon menton. C'est assez désagréable. Mais le goût du pain dans ma bouche... Ça faisait si longtemps.

Mes parents me regardent, estomaqués. Mon frère, lui, se marre. Je lui adresse un clin d’œil. Je ne me suis jamais senti aussi bien.

Audrey Salles

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