Il était une fois un lecteur
Il était une fois un lecteur. Vous l’aurez peut-être deviné, il s’agit de vous. Devant vous, il y a une jeune femme. Ses yeux se remplissent de larmes. Pourtant, elle sourit toujours. Elle fait si bien semblant. Où va-t-elle ? Pourquoi continue-t-elle ? C’est si difficile. Les gens avancent, mais elle reste derrière. Elle veut suivre la foule mais elle ne peut pas. Elle ferme les yeux. Les larmes s’en échappent. Elle les essuie du revers de sa manche. Elle sourit encore. Elle leur fait signe d’avancer sans elle. Elle les rejoindra. Ou peut-être pas. Elle a peur, elle a froid. Dans sa tête, tout est gris. Dans son coeur, c’est si vide. Sa blessure est invisible mais la douleur est bien là. Elle s’assoit un instant. Le ciel se couvre, des gouttes de pluie tombent doucement. L’eau se mélange à ses larmes. Elle ne sourit plus. Elle ne fait plus semblant. Elle ne veut plus faire semblant. Elle veut vivre pour de vrai, mais comment fait-on ? Elle rêve d’une main que l’on tend vers elle. Elle rêve qu’il existe quelqu’un qui saurait l’emmener où elle veut aller. Il est bien là, le problème : elle rêve. Toujours et encore, elle rêve. Et sa vie n’existe que dans l’obscurité de son imagination. Les oiseaux y sont jolis, les gens sympathiques, la musique y résonne sans fin, les couleurs y sont nettes. Tout est différent et surtout, tout est faux. Il faut qu’elle sorte de sa propre tête. Elle voudrait crier à l’aide. Elle voudrait crier tout court. Elle voudrait chanter aussi, danser un peu. Elle voudrait tant de choses qu’elle ne sait pas faire. Ou qu’elle ne peut pas faire encore ? Attendre. Elle attend depuis si longtemps. Aujourd’hui ne veut-on pas tout tout-de-suite ? Elle a patienté un moment. Elle veut fuir ce cocon qui se referme sur elle peu à peu. La pluie se dissipe un peu. Elle se relève. Les autres sont loin déjà. Elle hésite à courir. Non. Il faut marcher. Lentement au début, accélérer au fur et à mesure, jusqu’à être à leur niveau. Le chemin est-il encore long ? Oui. Il finit loin là-bas. Elle s’imagine arriver au bout avec un grand sourire. Un vrai, pas le faux habituel. Non, il ne faut pas l’imaginer. Il faut foncer et le réaliser. Elle veut y croire. Elle y croit. Et vous, croirez-vous en elle ?
Ce vendredi, j’avais nettoyé la chambre de Chloé. J’avais rangé les figurines en plastique méthodiquement. Il ne fallait pas mélanger les contes de fées. Cendrillon et Jasmine devaient être dans la boîte bleue, avec leurs princes respectifs et le Génie ; Belle et sa Bête étaient rangées avec Blanche Neige et ses nombreux colocataires dans la boîte jaune ; Aurore et Ariel partageaient la boîte rose, accompagnées de Philippe, Éric, quelques créatures maritimes, un cheval et un dragon ; enfin, Mulan et Pocahontas, ainsi qu’un raton laveur et un criquet, habitaient la boîte transparente. Le code couleur avait été instauré par Chloé dès qu’elle avait reçu ses premiers personnages. Elle était très organisée ! La chambre n’avait pas changé depuis les cinq ans de ma fille. Le lit était bien trop grand pour elle quand nous l’avions acheté. Elle devait pouvoir s’en servir longtemps. La commode avait perdu de son éclat. Le bureau ressemblait à ceux qu’on trouvait dans les écoles avant, ceux où l’on soulevait la tablette pour accéder au casier. A l’intérieur de celui-ci, elle avait rangé des cahiers à peine utilisés et des stylos de toutes les couleurs. Elle était trop distraite pour dessiner ou écrire quoi que ce soit pendant trop longtemps. Elle préférait s’assoir dans son pouf en écoutant ses chansons Disney favorites. Je me souvenais de toutes ses petites habitudes. Je la connaissais par coeur.
J’étais restée dans sa chambre jusque tard dans la soirée. Je n’avais pas vu le temps passer. J’avais passé l’aspirateur, fait la poussière et puis j’avais ouvert la grande armoire. Il y avait beaucoup de rangement à faire. D’abord il fallait trier les vêtements, puis ouvrir les cartons, et les boîtes à chaussures pleines d’objets collectionnés par Chloé. Partout où nous allions, elle ramassait des choses et elle les gardait. J’avais donc tout sorti. Tout. Les vêtements, je les avais déposés sur le lit. J’avais vidé le contenu des boîtes sur le lino. Il ne restait qu’à faire de même avec les cartons. Mais j’étais trop fatiguée pour continuer. Au lieu de décider ce qui devait être gardé ou jeté dans ce bazar, je saisis un carton, quittai la pièce en prenant soin de refermer la porte derrière moi et l’emportai dans ma chambre. Assise sur mon lit, je l’avais ouvert. Je savais déjà ce qu’il contenait. Il y avait des dessins, ses premiers, ceux qui sont beaucoup trop abstraits pour qu’on devine ce qu’ils représentent mais dont on est tellement fier. J’étais tellement fière de ma Chloé. Pour la première fois de la journée, les larmes remplirent mes yeux et j’éclatai en sanglots. Je m’endormis le coeur lourd de tristesse, entourée des oeuvres de ma fille.
Le lendemain, j’étais retournée dans sa chambre. Le tri devait commencer. J’avais décidé de garder un seul échantillon de chacune des choses qu’elle avait ramenées. Il ne devait rester qu’une seule boîte à chaussure. Une pomme de pin, un coquillage, une fleur séchée, un petit caillou rose, une paille, un crayon sans mine, un bouchon de liège, un porte-clés lumineux, un sachet de sucre. Avec le reste, je remplis un grand sac poubelle. Je me sentis un peu coupable mais c’était une étape nécessaire. Sur le lit, il restait les vêtements que j’avais déposés la veille. Je ne savais pas ce qu’il fallait garder : je les remis tous dans l’armoire. Sur le sol, deux cartons étaient toujours fermés. J’avais replacé celui contenant les dessins, ainsi que la boîte à chaussure, à côté des vêtements. Assise par terre, j’ouvris le deuxième carton, le plus lourd. Chloé avait rempli des quinzaines d’albums. Elle avait capturé sa perception du monde à l’aide d’un appareil photo jetable. Elle m’avait demandé de tout développer et elle avait rangé les photos à sa guise. Elle avait mélangé nos différents voyages et avait mélangé les années mais le résultat était joli. Nous étions souriants, tous les trois. Ma petite famille. En soupirant, je déposai ce carton intact avec le reste.
Cette nuit-là, je fis un cauchemar affreux. Ma mémoire me hantait, m’obligeait à revivre un de ces jours horribles. « Vous êtes très forte. » « Toutes mes condoléances. » « Si jeune. Nos prières sont avec vous dans cette terrible épreuve. » Je revoyais tous ces visages peinés, gênés. Personne ne savait quoi dire. Moi la première. Pourtant je me forçais à sourire. Je me forçais à être forte. Le cortège commençait à avancer mais je ne parvenais pas à les suivre. Je ne parvenais pas non plus à retenir mes larmes. J’avais froid, j’avais peur. Je ne tenais plus debout. Il s’était mis à pleuvoir et moi à délirer. Je l’imaginais là, devant moi, une dernière fois. Mon amour. Les paupières closes, je m’évadais une minute dans un monde idéal. Je voulais crier à l’aide. Juste crier. Je me réveillai en sursaut, en nage et en larmes. J’avais revécu la scène avec tant de précision. La douleur avait ressurgi, multipliée par mille. Mais cette fois-ci, il n’y avait personne auprès de moi. Personne pour me prendre la main, me sourire et me convaincre de continuer malgré les obstacles, comme la dernière fois. Et surtout, personne qui comptait sur moi. J’étais terriblement seule.
Trois semaines plus tard, ma belle-mère m’avait rendue visite. Elle venait une fois par mois. Nous étions très proches. Mais en deux ans et demi, nous avions épuisé tous nos sujets de conversations. Elle avait maigri ces derniers temps. Elle était plus fatiguée. Elle aurait sûrement préféré rester chez elle. Néanmoins, elle était là. J’étais contente de la voir. « J’ai beaucoup réfléchi, dit-elle, et je pense que désormais, nous devrions nous voir toutes les semaines. J’ai besoin de compagnie et je crois que ça nous aiderait toutes les deux. J’imagine que, comme moi, tu ne sors plus beaucoup de chez toi, et que tu ne vois pas beaucoup de gens. Cette situation me donne l’impression de vieillir deux fois plus vite. Dans mon cas, ce n’est pas vraiment un problème, je suis une dame déjà âgée, la vie ne me réserve plus aucune surprise. Par contre, toi, tu ne peux t’arrêter là. Je ne te le permettrai pas. Tu dois encore avoir des rêves à réaliser. Je ne te laisserai pas te morfondre dans la douleur. Je veux t’aider, ma chérie. Tu dois doucement remonter la pente. Ton chemin est encore long, j’en suis certaine. » Je l’avais écoutée en silence et puis j’avais accepté sa proposition. Elle allait me sauver la vie.
Une sortie au musée, un café ici ou là, parfois même une séance de cinéma… Chaque semaine, je réapprenais à exister. Nos rendez-vous ne duraient jamais plus de trois heures et je les attendais avec impatience. Le retour à l’appartement après restait difficile. Souvent, je laissais une fenêtre ouverte pour entendre le bruit des gens, par opposition au silence pesant de ma solitude. Un jeudi où nous devions aller nous promener dans le Jardin des Plantes, elle m’appela pour annuler notre rendez-vous : elle avait pris froid la dernière fois et préférait rester chez elle. La balade était donc repoussée d’une semaine. Mais je ne voulais pas attendre. Je ne pouvais pas attendre. Sans réfléchir, je sortis à toute vitesse de l’immeuble et laissai mes pas me guider. Je marchai longtemps avant de reconnaître le chemin que j’avais emprunté bien trop spontanément. Celui du cimetière. J’étais venue tous les jours ou presque avant la proposition de ma belle-mère. A présent, je ne venais qu’une fois par mois. J’avançai lentement. Puis je m’immobilisai. Dès que mes yeux se posèrent sur la plaque, mon coeur se déchira. Peu importe mes progrès, je savais que ma maladie était incurable. Il n’y a pas de remède contre la mort.
En rentrant, je décidai que j’étais prête. Je pouvais faire ce qui me terrifiait bientôt six mois auparavant. Je me dirigeai vers la chambre de Chloé, ouvris l’armoire et en sortis le troisième carton. Assise sur le lit de ma fille, je vidai son contenu. Des échographies, des faire-part mais aussi des photos de mariages, de vacances, des souvenirs. C’était tout un pan de ma vie qui avait disparu en si peu de temps. Mon bébé. J’avais gardé ici sa première peluche, un lapin bleu avec de grands yeux. Mon mari. Son alliance et quelques photos d’identités n’avaient pas bougé depuis trois ans. Ma famille. Mon rêve, je l’avais touché du doigt et il s’était évaporé. L’existence, ça vous donne toutes les chances pour les reprendre après, dit la chanson de Piaf. J’avais eu la chance de rencontrer un homme merveilleux. J’avais eu la chance de tomber amoureuse de lui. J’avais eu la chance de devenir sa femme. J’avais eu la chance de voyager à ses côtés. J’avais eu la chance d’être la mère de sa fille. Et puis, l’existence m’avait repris mon mari. Elle m’avait donné la chance de voir ma fille s’épanouir. Et puis elle me l’avait enlevée. Ce carton représentait tout ce que j’avais perdu. Mais c’était aussi tout ce que j’avais eu. Avais-je le droit à une seconde chance ? Maintenant, je voulais y croire. Oui, j’y croyais.
Louise Salle
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