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Catherine Chevalier

Il était six heures au four allumé. C’était le matin. Ça sentait bon le pot-au-feu dans toute la maison. Les premiers rayons du soleil glissaient sur le papier peint que je n’avais pas lessivé depuis des années, plein de tâches d’huile. Toutes les casseroles sifflaient, des bulles d’eau épaisses soulevaient lentement les couvercles qui retombaient les uns après les autres en un petit concert de cuisine comme il y en a dans toutes les maisons avant une fête de famille. Mais non, je ne fais pas mon intéressante ! Quoi, mes mots ? Tu voudrais quand même pas que tout le monde soit à ton niveau ! Je te dis les choses comme je les pense. Si ça te plaît pas, bouche-toi les oreilles. Sur la gazinière, tous les brûleurs étaient occupés : ça allait être un festin. A l’odeur, je savais que tout le monde se régalerait. J’avais laissé les légumes sur le feu pour obtenir un bouillon plein de saveurs pour y plonger la viande au matin. Six heures de cuisson suffiraient largement : j’avais tapé la viande un bon moment avec l’attendrisseur et les enfants arriveraient vers midi.

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Fabien était rentré vers 21 heures. Il avait sans doute fini le travail vers 17 heures, 18 heures au plus tard. Il travaillait aux ateliers de la ville qui ne fermaient jamais très tard. Et puis ils avaient de moins en moins de véhicules à réparer : on réservait les voitures les plus récentes à un autre service où il y avait des gens formés à l’électronique. Donc il était sur le point de devenir obsolète. Il avait dû passer du temps au PMU, à dépenser notre argent en bières, en lotos et en jeux à gratter. Peut-être qu’il était allé chez Arnaud ou chez Paul, boire gratuitement, ou chez une de ses poules, Dieu seul sait. Moi, je m’étais fait une raison. Dieu jugera. J’allais quand même pas me pourrir la vie à l’attendre à la fenêtre tous les soirs. J’avais pris la décision de ne plus m’en occuper. Je le laissais râler, s’énerver tout seul. De toute façon, depuis que les enfants étaient tous partis de la maison, il ne levait plus la main sur moi. Sans spectateurs, pas d’humiliation. Sans humiliation, pas de plaisir. Il me foutait la paix. On cohabitait, en gros. J’étais déjà dans ma chambre quand il rentrait ; quand je partais à l’usine le matin, il dormait encore sur le canapé. C’était très bien comme ça. Ça m’épargnait les commentaires désobligeants sur ma tenue. On faisait chambre à part depuis un an mais la chambre avait toujours été la mienne pour les enfants. C’était « la chambre à maman ». Quand je leur demandais d’aller réveiller leur père le matin, vers midi, ils demandaient : « Il est dans ta chambre ? » Papa était l’homme qui dormait dans la chambre de maman et lui foutait sur la gueule quand il avait trop bu. Rien de plus. Mais désormais Fabien s’économisait : il attendait les réunions de famille pour ses esclandres. Avant l’arrivée des enfants, il préparait le repas avec moi, il disait bien s’il te plaît pour avoir le sel ou pour que je me pousse de devant le tiroir pour prendre un couteau. Si quelqu’un nous avait vu faire, debout l’un près de l’autre dans la petite cuisine où on ne parlait pas, il aurait pensé que nous étions un vieux couple de banlieusards tranquilles comme tous les autres. On aurait même pu croire qu’on s’aimait, puisque les gens qui s’aiment n’ont pas besoin de se parler. Et puis les enfants arrivaient. Il changeait de visage et de ton. Il ne parlait plus. C’était un mur. Un mur de silence. Il était toujours à deux doigts d’exploser. Et alors venait le moment tant redouté par tous : le repas !

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Tous se ruaient sur les chaises pour ne pas être à côté de lui. Personne ne voulait être en face de lui, car c’était la meilleure place pour en prendre plein son grade. Alors on procédait par élimination : Hélène, qui savait mieux y faire avec lui que les autres, s’asseyait à sa droite. Face à lui, c’était Sophie, qu’il appelait « ma chérie », avec un ton complètement faux qui montrait que ça lui coûtait de dire ces mots et que c’était pas rien pour lui de se livrer – même si, si tu veux mon avis, c’était plus du cinéma qu’autre chose… Les deux garçons s’asseyaient à la deuxième moitié de la table, protégés par Hélène et par moi. On était un peu des boucliers, des gilets pare-balles. Dans cette famille, les hommes, c’était des animaux. Des mâles rivaux. C’était comme si Fabien, il se sentait menacé par ses fils. C’est probablement pour ça qu’il avait besoin de les rabaisser en permanence. Il leur faisait comprendre qu’ils ne seraient jamais aussi bien que lui – mais de quel point de vue ? parce que c’était pas bien compliqué d’avoir un meilleur boulot, de gagner plus d’argent, d’être un meilleur mari et un meilleur père que lui… A l’inverse, et sans doute un peu pour le contredire, j’avoue, je leur faisais toujours des compliments. Et là, il bouillonnait. Ça le mettait hors de lui. Parce qu’il les détestait, je les aimais ; et parce que je les aimais, il les haïssait.

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Mes garçons sont devenus de bons gars, tu sais. Un miracle, avec un père pareil. Il y en a un des deux qui avait mal commencé, il foutait sur la gueule de sa copine. Je lui ai parlé, une fois. Je lui ai dit : « Tu sais, elle est pas comme ta mère. Avec le caractère qu’elle a, elle se laissera pas faire. Un jour, elle va te laisser tomber, ou pire, elle te tuera dans ton sommeil. » Ça l’a calmé. Il boit toujours, je crois, mais ça, on n’y peut rien. Mon père aussi était alcoolique, c’est dans le sang tout ça. Parfois, ça saute une ou deux générations. Mais c’est là, ça dort au fond de toi. Nos parents, on les a dans la peau. Mais moi, rien à faire. J’ai tenté de m’y mettre. Je me servais un verre de temps en temps. Mon premier garçon, quand il entendait la porte du minibar grincer, il relevait la tête de ses cahiers et il me jetait un de ces regards… L’air de dire : pas toi. L’air de dire : on n’y croit pas une seule seconde. J’ai arrêté de faire semblant d’aimer ça, pour lui, pour pas lui en rajouter. Lui, il cogne sur personne. Il respecte son petit copain. Fais pas cette tête. Je te croyais plus ouverte. Moi, j’ai pas réagi comme ça quand il m’a dit : « Moi, maman, je ne ferai jamais de mal à une femme. » J’ai compris ce qu’il voulait dire, j’ai lu entre les lignes. Si tu savais comme ça m’a rendue heureuse et fière. Tu peux pas comprendre ça, toi. Il faut que tu ouvres tes horizons. Je sais que c’est compliqué. Mais si, au lieu de regarder la télé et de m’écouter parler sans cesse, tu te cultivais un peu… Le monde est tellement vaste. Je regrette de ne pas l’avoir exploré plus tôt. J’étais prisonnière de cet homme, il m’aurait interdit de lire quoi que ce soit. Je le suis beaucoup moins maintenant. De toute façon, à l’époque, je n’avais ni le temps ni l’envie de lire. C’est arrivé récemment. Je n’ai plus rien d’autre à faire, ici, alors je lis. Tout ce que je peux trouver à la bibliothèque. Oui enfin faut avoir des mots à croiser pour faire des mots croisés ! Tu devrais y aller, je te dis. Si j’avais lu plus tôt, je n’aurais pas vécu cet enfer ou alors si, mais je me serais libérée de ce salaud bien plus tôt. Ecrire un livre, fous-toi de moi. Moi, je ne sais que parler. Ça, parler de moi, c’est vrai que j’aime ça. Un jour, je me suis décidée à écrire comment ça se passait à chaque fois. Un peu comme un journal de ses sévices, que je cachais sous mes chemisiers, dans l’armoire. Mais je me suis lassée des détails. C’est devenu un simple registre, avec des dates, des heures, des endroits du corps, des insultes. Salope, t’es comme ta mère, sale chienne, votre mère c’est une sale pute, hein, tu veux que je dise aux gamins comment tu te fais baiser par tout le monde la journée ? Je ne l’ai plus, bien sûr. En l’espace d’une année, j’avais inscrit au stylo Bic 53 dates. Ça fait un peu plus d’une fois par semaine, j’ai fait le calcul. T’as pas chaud toi ? Faudrait ouvrir la fenêtre.

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Donc il était 21 heures, quelque chose comme ça, quand j’ai entendu les clés dans la serrure. J’ai couru dans ma chambre pour me changer et je me suis jetée sur mon lit. Ça m’a rappelé de mauvais souvenirs. Des trucs pas gais, des trucs d’enfance. Un tour, deux tours, lorsqu’il ne tambourinait pas à la porte d’entrée parce qu’il avait oublié ou perdu ses clefs. La porte qui claque et le début du spectacle perpétuel. Tous les soirs, après minuit, des coups, des cris, des insultes en veux-tu en voilà, des objets jetés à travers le salon, des lâchers de casseroles, des appels au secours, des menaces au couteau, aux ciseaux, à la fourchette. Mes sœurs et moi, on était là à regarder. On avait mal au ventre. On avait envie de pleurer et de chier tellement on avait peur. Mais il ne fallait rien dire, pour pas empirer la situation. Oui, parce que si tu disais quoi que ce soit, mon père il explosait : « Vous êtes toutes contre moi ! Vous serez toutes des salopes comme votre mère ! » C’est drôle parce que, quand j’y repense, il y a eu un moment où on s’est lassé de ces scènes. C’était devenu trop familier pour nous faire quoi que ce soit. On vaquait à nos occupations si c’était en plein jour et puis s’il jouait sa comédie la nuit, ça nous réveillait, c’est sûr, on se redressait en sursaut et on réalisait que c’était rien, rien que la vie normale qui allait son train. Alors on se rendormait. Ce qui est encore plus drôle, c’est qu’à partir de ce moment-là, les spectacles se sont espacés. C’est quelque chose, les bonhommes. De tristes clowns qui ne se donnent pas la peine de jouer la comédie s’ils n’ont pas de spectateurs qui se mouchent en les regardant. Ce besoin d’attirer l’attention. Ce besoin d’être aimé, quitte à être détesté. Qu’est-ce que je disais ? Oui, que j’ai ressenti ce même nœud dans le ventre quand la porte s’est ouverte. Je me suis mise sur le dos, sur mon lit, et je me suis massée légèrement, tu vois, pour faire passer les spasmes. C’était agréable, le satin sous mes doigts. Mais c’était douloureux, aussi. C’était comme si je m’apprêtais à accoucher de tous mes gosses à la fois.

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La porte a claqué. Je l’ai entendu déposer ses affaires dans le salon. Je l’ai appelé, j’ai dit : « Fabien ? ». J’ai essayé de maîtriser le tremblement dans ma voix. Je voulais pas qu’il ait l’impression que j’avais peur, pour rien au monde je ne lui aurais fait ce plaisir-là. Il est entré dans ma chambre, il m’a trouvée sur le lit, dans une nuisette rouge que j’avais achetée le matin même au marché, allongée comme une pucelle qui sent le feu lui monter aux joues à mesure que son premier amant s’approche d’elle. Ça te rappelle des trucs, dis ? Je me souviens de son regard d’animal affolé par l’urgence de baiser. Je me suis dit : ma vieille, toi, tu vas passer à la casserole. Il y avait dans ses yeux le feu noir du désir qu’on trouve uniquement dans les yeux des hommes. Avec le temps, on apprend à dompter ce feu, à en faire ce qu’on veut. Jeune fille encore, on se laisse dévorer par lui. Mais je n’en étais plus à cet âge : je savais maîtriser l’étincelle et, au moment venu, souffler sur les braises. Il s’est approché de moi, il ne disait rien. Il respirait mal. J’ai senti son haleine d’alcool et de tabac. Et malgré mon dégoût, je l’ai embrassé, profondément, comme dans les films. Non, pas comme ça, il ne fallait pas non plus que ça fasse trop salope, ça lui aurait donné raison. Je connaissais mon rôle, il fallait que je le tienne et que je sois à la hauteur. Il fallait surtout pas que je me laisse emporter, sous peine d’y croire, sous peine de retomber sous son charme. Il s’est mis debout, j’ai mis ma main sur ses yeux pour calmer un peu ses ardeurs. Je lui ai dit :

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« Je suis à toi ce soir, si tu me promets que tu es sage demain, que tu ne feras pas de scandale devant les enfants. » Il n’a rien dit alors j’ai insisté, il s’est un peu agacé et a fini par dire oui comme il aurait dit n’importe quoi pourvu qu’on arrête de parler et qu’on passe aux choses sérieuses. Il bandait comme un taureau, comme tu peux l’imaginer. Les bonhommes, ils te disent que ça marche plus quand ça les arrange. Je lui ai enlevé sa chemise, je l’ai fait glisser sur sa peau. Ne fais pas cette tête, je vais pas tout te raconter par le menu. Mais je peux simplement te dire que ça faisait longtemps que je n’avais pas joui comme ça. Plusieurs fois d’affilée, des rafales de toutes les couleurs dans le bas-ventre. Il m’a semblé que même mes cris étaient des petites bulles rouges qui montaient dans l’air et allaient s’exploser contre les murs blancs de la chambre. Ça lui plaisait, ça, de voir qu’il faisait du bien à une femme. Ça l’a fait jouir, à son tour. Quand on s’est rencontrés, il aurait recommencé, même si j’avais mal. Tant que lui pouvait, ça continuait. Si j’avais le malheur de rechigner, il me cognait. Je n’avais pas mon mot à dire. Sinon ça pleuvait dru. C’est arrivé une fois, je voulais pas du tout baiser, je m’étais sacrifiée. Et quand il a joui, je me suis levée pour aller me laver. Il m’a rattrapée par les cheveux, il a tiré d’un coup sec et il m’a dit : « J’ai fini là ? Qui t’a dit que j’avais fini ? » Alors il a recommencé. Et je me suis coupé les cheveux. Mais là, c’était fini, il n’avait plus 20 ans. J’ai senti son corps peser sur moi, lourd comme un animal mort. Il transpirait. Il sentait la charogne. Le plaisir passé, j’ai ressenti le dégoût qui m’envahissait de nouveau : j’avais une violente envie de vomir. Je me suis maîtrisée pour ne pas le rejeter trop brusquement, m’évertuant à me glisser sous lui pour lui échapper. Je l’ai laissé allongé sur le ventre au milieu du lit, la tête tournée en direction de la porte, la bouche ouverte qui laissait tomber un filet de bave. Il l’a aspiré juste à temps pour qu’il ne touche pas mes draps propres et il s’est retourné.

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On peut dire que je sais satisfaire un homme. Pourtant, je n’en ai pas connu beaucoup dans ma vie. Mais je suis observatrice, je sais ce qui leur plaît. Et je suis comédienne. Ah ça, qu’est-ce que je l’ai entendu ! On me l’a beaucoup reproché, depuis. Soi-disant que je jouais tout le temps la comédie. Je ne sais plus si c’est vrai. Enfin pas plus que les autres. Madame Catherine Chevalier, dites-nous la vérité. On veut la vérité. La vérité, c’est que les hommes pensent qu’on est toutes des salopes et que les salauds, c’est eux. Mais va-t’en dire ça devant un parterre d’hommes, toi. Robes ou pas robes, ce sont des hommes. Alors je n’ai rien dit, je les ai laissés décider pour moi. Je les connais bien, les hommes, même déguisés en juges, ridicules avec leurs tenues de bonnes femmes. Le mien, je l’ai maté. Comme je dis, la colère d’un homme fond comme neige au soleil devant la dentelle. Mon Fabien, il s’est fait prendre au piège par mes sous-vêtements. Il dormait comme un bébé, à poings fermés. J’ai marché lentement derrière lui et je lui ai dit : « Tu seras bien sage demain ». Tiens, on a de la visite, redresse-toi.

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Donc… Oui. J’avais pris ma matinée au travail, pour bien avoir le temps de faire la cuisine. Mais il fallait que je me lance le soir même, parce que j’avais préparé un menu digne d’une orgie. Alors je suis sortie de la chambre, j’ai enfilé un tablier, et je me suis aperçue que mes couteaux n’étaient pas assez aiguisés pour couper la viande. J’ai laissé mon gros bébé dans la chambre, je suis descendue pour prendre la voiture qui était garée juste en face. J’ai croisé la voisine du dessous qui m’a demandé si tout allait bien. Ça devait faire longtemps qu’elle ne nous avait pas entendus. Et puis, sur mon visage, ça devait se voir que j’avais joui comme jamais. Un grand sourire, jusqu’aux oreilles, c’est tout ce que j’ai su lui répondre. De chez moi à l’usine d’Ableval, il y a 10 minutes en voiture. Les abattoirs étaient fermés, mais comme tous les responsables, j’avais la clé. J’ai récupéré la première mallette de couteaux que j’avais sous la main et j’ai décroché une scie de boucher. Je fais pas les choses à moitié. Si je prépare une viande, je m’occupe de tout, du début à la fin. Ça te revient beaucoup moins cher que d’acheter les pièces découpées salement par le boucher qui a foutu ses doigts Dieu seul sait où.

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Quand je suis rentrée, Fabien n’était pas réveillé. Alors j’ai transporté la bête lourde comme un homme mort dans la baignoire, toute seule, comme une grande. J’ai redonné un coup avec le marteau sur son crâne : on n’est jamais trop prudente. Combien tu dis ? Non, pas cinquante. Cinquante-trois. Oui, mais il faut être bien sûre parce que tu sais, quand tu te retrouves avec une bête attachée par les pieds qui tout à coup se réveille en hurlant et en se débattant désespérément parce que le travail a été mal fait par des cons incapables d’appuyer sur un bouton au bon moment pour étourdir les bœufs, t’as pas l’air fine ! Ça a de la force, un bœuf sur le point de crever. Ne fais pas la dégoutée. Tu crois qu’il atterrit comment dans ton assiette, ton steak ? Bah oui, bah c’est pareil. Tu sais, c’est intimidant la première fois. On te laisse toute seule devant une bête qui ressemble vraiment à un être vivant, avec ses poils encore intacts, tout doux, avec ses yeux presque humains qui semblent te regarder et te dire : « Pitié, pitié, ne me vide pas, ne me découpe pas en morceaux. » C’est comme la première fois que tu fais l’amour, tu appréhendes un peu, tu as mal. Et puis après c’est mécanique, tu sais quoi faire, tu sais comment prendre ton pied, tu sais comment faire plaisir à l’autre, comment abréger. Là, c’est pareil. Tu sais comment faire la bonne entaille au bon endroit pour que le sang se vide rapidement, tu sais comment faire glisser la lame sous la peau à la bonne profondeur pour pouvoir la décoller sans endommager les muscles, tu sais tirer comme il faut pour enlever la peau aussi simplement qu’on enlève une chemise. C’est vraiment à la portée de tout le monde, je t’assure. C’est après que ça se corse. Quand on en vient à la découpe. Je n’ai jamais scié de bois, mais je crois que ce n’est pas plus simple. Après ça dépend de ce que tu coupes. Il y a des bêtes moins coriaces que d’autres. Le veau, par exemple. Ils ont de petits os très tendres qui ne résistent pas à quelques va-et-vient. Les agneaux, même chose. Ça a quelque chose à voir avec la croissance, je crois. Regarde les bébés : leur boîte crânienne est pas complètement fermée, il faut attendre quelques mois. Avant ça, on en prend grand soin, on tient bien la tête et surtout on leur touche pas le dessus du crâne. Si tu appuyais, même légèrement, la peau, très fine, cèderait sous la pression et tu te retrouverais avec de la cervelle de nouveau-né plein les doigts. Qu’est-ce que tu peux être sensible ! Non, moi je ne m’occupais pas de mettre en barquette. Non merci. C’est quand même vachement inintéressant. Je ne suis pas une machine. Mais je ne vois pas le rapport. Tu essaies un peu de changer de sujet, toi. Bon, j’ai compris. J’abrège. On va pas y passer la nuit.

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Les enfants sont arrivés un peu après midi. J’étais encore à la cuisine, je nettoyais les casseroles et les couteaux. Ma cuisine avait rarement été aussi propre. J’avais encore mon tablier taché autour de la taille. Hélène a fait la grimace quand elle l’a vu. Je l’ai retiré et je me suis essuyé le visage avec avant de m’approcher pour l’embrasser. J’en avais plein la figure. Elle a reculé en riant d’abord, en s’énervant un peu ensuite, parce que j’insistais pour l’embêter. On s’est mis à table, personne n’a posé de questions. C’était calme, tout le monde riait. Il y avait comme une odeur de liberté qui venait de la cuisine et qui nous entourait doucement. J’ai déposé le plat en bout de table, face à Sophie, qui riait bien. J’ai resservi tout le monde : on mange tellement mieux quand on se sent bien. Les garçons parlaient plus que d’habitude : Jean a raconté son dernier entretien d’embauche raté, quand il est arrivé avec dix minutes de retard pour un poste d’aiguilleur à la SNCF ; Gérald a parlé de son copain, de leurs projets de voyage, de leur désir d’acheter une maison. Quand on lui a demandé s’ils pensaient à adopter, il a répondu qu’il ne se sentait pas vraiment de devenir père. C’est là qu’Hélène s’est aperçu qu’à sa droite la place était vide. Qu’il n’y avait que les casseroles.

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« Et papa ? »

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Bon… Et toi ? Tu l’as bouffé à quelle sauce, ton mari ?

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Alexandre Salcède

Copyright © –  2018

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