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Bons baisers d'Orca

Maudit soit Orca !

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Sa mort soudaine ne pouvait pas mieux tomber; pourquoi devait-il disparaître au moment même où toutes les familles de gangsters allaient s’affronter pour le trône ? Avait-il pris peur et avait-il choisi la voie des lâches pour se retirer ? Si c’était le cas, son décès arrivait réellement à point nommé et n’était pas vraiment le bienvenu, car de toutes les familles de gangsters pullulant New York qui allaient à présent s’entre-tuer pour s’emparer du trône délaissé par son roi, celle qu’Orca avait créée n’hésiterait pas à se laisser prendre par la folie pour conserver leur statut. Et ce, même si le roi était mort.

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Alors oui, sa disparition arrivait vraiment à point nommé. Et cela allait déclencher des festivités plus que macabres, pour ne pas dire mortelles, si l’on comptait le fait que les autres familles devaient se délecter en ce moment même ; abats le roi, le guide de son armée de fidèles et de soldats, et tous ne sauront plus comment procéder s’il ne les mène plus dans la mort. Dans l’au-delà, il ne pourra plus rien faire et pleurera son impuissance.

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Elissandre prit deux grandes inspirations, appuyé contre son bureau. Ses doigts avaient brutalement saisi le précieux bois verni suite au choc de l’annonce de la mort d’Orca, une nouvelle qui venait de gâcher la fin de sa journée, et ses ongles manquaient de griffer la surface dans un accès de colère noire. L’envie de tout détruire autour de lui le démangeait horriblement, comme une brûlure dont l’inflammation se répandait dans ses bras pour lui donner la force herculéenne de mettre tout son bureau à sac.

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– Et maintenant ? grogna Elissandre, les yeux flamboyants de rage.

– Maintenant, on guette, on attend et on saigne ceux qui se prétendent dignes du trône d’Orca, répondit une voix bien familière dans son dos. Parce que c’est bien beau de le prendre, mais si tu ne sais pas régner comme un véritable roi avec toutes les qualités requises, le mieux à faire est d’abdiquer avec toutes les acclamations et les honneurs…

– … mais en te noyant dans ton propre sang, termina une seconde personne sur un ton glacial.

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Elissandre n’eut même pas à se retourner pour savoir qui venait de parler. Ils avaient assisté à sa violente confrontation avec les différents chefs de famille protégés par le nom d’Orca – de son véritable nom, Tzigane St-Persian. Sans demander la permission, Ai et Bo entrèrent dans le bureau mis sens dessus-dessous, indifférentes face au désordre, et prirent place dans les fauteuils. Contrairement au bras droit d’Orca, dont la rage restait toujours aussi bouillonnante, toutes deux apparaissaient bien plus calmes malgré l’éclat féroce dans leurs yeux bruns ; les Asiatiques avaient un don pour masquer leurs émotions, surtout les deux jeunes femmes qui, si Elissandre se souvenait bien, venaient de perdre leur protecteur.

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Il n’était pas stupide. Il ne pouvait pas se le permettre, pas en ce moment. Leurs rivaux devaient concevoir des plans, des conspirations pour les écarter le plus possible du trône d’Orca afin de pouvoir se l’approprier. Il pouvait imaginer leurs sourires victorieux, l’éclat hautain et de suffisance dans leurs regards. Voir quelqu’un d’autre, qui n’avait pas les qualités de Tzigane, régner sur son trône comme s’il en avait le droit ? Jamais, pas même s’il devait sacrifier sa propre mère pour accepter un autre roi de la pègre. L’idée en elle-même lui donnait la nausée.

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On ne parlait pas d’élection au sens propre, ni de légitimité ou d’illégitimité lorsque le trône était la récompense visée par les plus ambitieux des familles mafieuses, attirés par la perspective du pouvoir que pouvait offrir cette position ; dans le banc de requins que formaient ces clans, celui ou celle qui saura se démarquer malgré les effluves délicieuses du sang autour d’eux pourra peut-être avoir la couronne.

Il fallait bien plus qu’une couronne pour être le roi. Pour être Orca.

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– Très bien, qu’ils aillent au Diable un moment pour que l’on puisse réfléchir à tout ça, lança Elissandre en venant enfin prendre place à son bureau. Sans Tzigane pour gérer nos affaires, nous sommes sans leader, et une organisation d’assassins et d’avocats sans leader s’effondrera brutalement tel un château de cartes sans sa fondation. On ne peut pas foncer à l’aveugle, mais on peut les appâter assez facilement.

– Si nous prenons une poule pour piéger un seul loup, assurons-nous d’avoir toute la meute, dit Bo, ses doigts fins et meurtriers lissant ses mèches noires. Ne soyons pas non plus aussi confiants, il peut également y avoir des traîtres dans nos rangs. C’était l’une des meilleures qualités d’Orca, du temps où notre protecteur était encore en vie et nous avait recueillies.

– Il ne faisait confiance à personne, renchérit Ai dans sa langue natale, hochant la tête. Si j’étais lui, je passerais tous nos alliés au peigne fin afin de m’assurer qu’aucun d’entre eux n’a été infidèle et s’est affaibli à l’entente d’une somme faramineuse.

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Bien sûr qu’elles proposeraient ça. Les yakuzas eux-mêmes avaient un flair beaucoup trop dangereux pour être ignoré. Tzigane lui avait fait part d’une anecdote troublante sur les jumelles, ce qui leur avait permis d’obtenir plus de considération à ses yeux.

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Elissandre aurait voulu, lui aussi, avoir un tel honneur.

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– Beaucoup trop prévisible, contra-t-il, les sourcils froncés. Ils le verront venir de loin.

– Pas si nous leur donnons l’impression qu’ils devront s’y attendre, sourirent Ai et Bo, les yeux soudainement brillants.

Pendant quelques secondes, Elissandre apparut perplexe. Mais lorsqu’il comprit l’insinuation, ses yeux verts s’écarquillèrent doucement, et un sourire sanguinaire étira ses lèvres pour la première fois depuis la mort de son mentor et idole.

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Oh, Orca, si seulement tu respirais encore pour voir ça.

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Ai et Bo avaient beau sourire à présent, il n’y avait aucune joie lisible. Les seules fois où elles pouvaient se sentir et apparaître heureuses, c’était lorsque Tzigane mettait son statut de côté pour passer du temps avec elles ; les sœurs avaient appris à aimer grâce à lui, depuis qu’il les avait sorties du plus pathétique des bordels de Tokyo, et sa patience pour briser leur coquille fut légendaire. Ai et Bo avaient vu du sang, en avaient fait couler beaucoup depuis qu’elles avaient prêté serment de protéger Tzigane jusqu’à ce qu’elles meurent.

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Le fait qu’elles pensent avoir failli à leur tâche était douloureux. Et leur douleur mènerait à une mortelle vengeance dont elles pourraient bien ne pas sortir indemnes. Mais si jamais leur plan réussissait, peut-être s’accorderaient-elles enfin le droit de pleurer ? Rien ne les empêchait de craquer dès maintenant, mais ce serait montrer de la faiblesse devant leurs proches et leurs rivaux. Et la faiblesse, ça rendait plus vulnérable qu’humain. Après la mort d’Orca, Ai et Bo avaient besoin de sacrifier leur humanité pendant un moment, le temps de régler la question de l’héritage. Après, peut-être qu’elles trouveraient un moyen d’avoir la paix.

Elles avaient appris, grâce à Tzigane et à son expérience, que la vengeance n’amenait à rien ; ça détruisait plus que ça ne soignait, et même si beaucoup y voyaient une catharsis à la fin, Elissandre n’était pas de cet avis. C’est pourquoi il devait les aider à protéger le trône tant convoité, celui d’Orca et pas d’un amateur, jusqu’à ce qu’un véritable roi puisse être jugé apte à régner.

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Le doux son d’une lame sortie de son fourreau, pourtant indicateur d’un sort funeste, avait un plaisant air de clochette aux oreilles d’Elissandre, qui ne put contenir ses gloussements. Le piège commençait déjà à prendre forme dans son esprit, à la fois complexe et simple, et les jumelles étaient l’une des clés du succès.

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– Te souviens-tu de la raison pour laquelle Tzigane avait choisi le pseudonyme « Orca » et non pas autre chose ? demanda Bo, qui inspectait sa lame tranchante, les yeux toujours aussi brillants. Il disait que l’orque, aussi belle soit-elle, saurait dévorer tous les requins un à un pour accéder à la proie désirée. Elle ne craint ni la baleine, ni le prédateur aux dents acérés.

– Si l’on se réfère à l’histoire de la Rome antique, poursuivit Ai sur le ton de la conversation, Pline l’ancien parle de l’orque, également appelé orca. On disait que cette gigantesque créature était une sorte de dragon vivant sous les flots, et le dragon est probablement la créature mythique la plus terrifiante et la plus extraordinaire que l’imagination ait pu inventer. Orca… c’était devenu bien plus qu’un pseudonyme pour Tzigane ; ce prédateur à l’apparence pourtant si innocente cache des vérités bien plus sombres et macabres à son sujet. Telle qu’elle est, l’orque est probablement l’animal marin le plus à craindre dans la mer – New-York était comme un océan pour Tzigane, et c’était peut-être d’une manière ou d’une autre qu’il parvenait à tromper tous les requins autour de lui. Réfléchis, Elissandre, insista-t-elle en se penchant vers lui, ses yeux rivés dans les siens. Orca n’est peut-être plus présent, mais tous nos ennemis vont baisser leur garde en s’appuyant sur le fait que le roi est mort. Ça vient même à point nommé : nous pourrons faire d’une pierre deux coups avec ces invitations empoisonnées pour un festin digne d’un roi.

– Ce sera poétique.

– Si poétique qu’Orca en pleurera de là où il se trouve. Et tu veux lui faire honneur malgré sa mort, n’est-ce pas Elissandre ?

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Oui. Oui, tout se tenait. Toutes les autres familles ennemies des St-Persian avaient un flair semblable à celui d’un requin lambda – un peu de sang et de grosses ondes de peur suffisaient à les appâter. Bien qu’elles soient dangereuses et assez malignes pour ne pas tomber dans un piège aussi simplet, l’appel de la chair fraîche et du sang était beaucoup trop fort. Montrer que les St-Persian étaient vulnérables et des proies faciles sans leur roi ne sera pas tâche aisée, mais les jumelles avaient eu un bon professeur.

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Orca veillera sur eux ce soir-là. Sa famille en sortira victorieuse et souriante, prête à rire dans une folle joie.

Elles s’entre-tueront, puisque la bataille pour son trône ne comportera aucune règle ; tous les coups étaient permis, même les plus bas et les plus sadiques. Le gloussement qu’Elissandre laissait échapper depuis quelques minutes se transforma en grand éclat de rire, fort et libérateur. On aurait même dit qu’il résonnait contre les murs. Oh, il n’avait pas ri ainsi depuis un bon bout de temps.

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Le trône d’Orca représentait à la fois le pouvoir, la gloire sombre d’un criminel et une malédiction si addictive que n’importe qui tuerait un ami, une mère, un fils ou un frère pour l’avoir ; il rendait fou, prenait possession de l’esprit et embrouillait la raison si on ne savait pas se contrôler. L’avarice était un péché si dévorateur quand on voulait posséder tout ce que l’on n’a pas.

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Lorsqu’il put enfin reprendre son calme, Elissandre se leva de son fauteuil, comme une marionnette, et tendit les bras vers le ciel, comme s’il en appelait aux cieux. Une expression troublante, à la fois joyeuse et remplie de démence meurtrière, éclaira son beau visage.

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– Ô, Orca ! s’exclama-t-il, souriant. Je leur dirai, d’accord ? Ils sauront que tu les embrasses avant de succomber à cette monstrueuse avarice, ce même péché qui étouffera leur confiance et animera leur méfiance l’un envers l’autre. Alors, guide-nous. Veille sur nous. Et ris depuis les enfers lorsque les premières gouttes de sang pleuvront lors du festin. Car le roi… le seul et unique roi…

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C’est toi. Ce sera toujours toi.

Yelva Monny

Copyright © –  2017

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