Au pied du mur
Je sais, commencer une réflexion inspirée de Camus par un titre inspiré de Sartre, ce n’est pas très malin. On devrait sûrement pouvoir faire mieux. Pourtant, c’est une réalité : l’homme est ainsi fait qu’il n’agit jamais autant que lorsqu’il est au pied du mur.
1920-2020. Triste anniversaire. Et drôle de façon de le célébrer. À croire que les chauves-souris, nostalgiques du temps où tous les hommes étaient des étrangers, se sont amusées à bousculer un peu la morosité de notre quotidien. On n’a peut-être jamais autant échangé que depuis l’interdiction de se déplacer en dehors de chez soi. Certains divorcent, d’autres tombent amoureux. La modernité est ainsi faite qu’elle revêt l’apparence de celui qui la façonne. Elle est presque sartrienne, en un sens : elle est ce qu’elle fait de ce qu’on a fait d’elle.
On n’aime jamais aussi fort que lorsque l’on s’apprête à être abandonné. On n’espère jamais autant que lorsque tout semble perdu. Le cœur humain est un avion à réaction. Il ne brûle jamais aussi fort que lorsqu’il sent venir l’hiver. J’ai connu mon bonheur au bruit qu’il a fait en partant, disait Prévert. Pourquoi attendons-nous toujours d’être au pied du mur pour agir ? Faut-il suivre Camus sur le chemin qui consiste à penser que la seule façon de mettre les gens ensemble, c’est encore de leur envoyer la peste ?
On regarde les informations, on écoute la radio, on compte les victimes et on blâme le gouvernement. On fustige les médias. Tout le monde devient scientifique, chacun croit détenir la vérité et couvre de ses aberrations la parole des sages. Cela fait quand même beaucoup d’hommes révoltés pour très peu qui agissent véritablement. Les médecins et les infirmiers ne sont pas plus courageux, plus héroïques que le reste de l’année ; seulement, cette fois, on en parle. Ils n’ont pas attendu la fin du monde pour commencer à sauver des vies.
Je ne crois pas que la peste mette les gens ensemble. On dit que les hommes ne sont jamais aussi soudés que lorsqu’ils font face à un ennemi commun. Je ne partage pas cet avis. Je considère que la peste, comme la guerre, et comme n’importe quelle catastrophe d’envergure, agit plutôt comme un révélateur de notre condition profonde.
Au risque de verser dans le manichéisme, je dirais que les gentils ne le sont pas davantage aujourd’hui que lorsque tout va bien ; ni les méchants d’ailleurs. Seulement, cette fois, cela se voit. La catastrophe exacerbe les comportements humains, glorifie les héros et vilipende les coupables. Que celui qui rejoint Camus dans sa pensée prenne le temps de regarder les chiffres des violences conjugales. Les gens ne sont pas ensemble : la peste ne fait que révéler le fond de leur cœur. La vie est ainsi faite.
Bien sûr, tout n’est pas perdu, et il faut se réjouir de voir naître une telle solidarité en ces temps difficiles. Mais cela ne fait que confirmer l’idée que l’on attend toujours qu’il soit trop tard pour commencer à agir.
Alors, vous qui lisez ce texte, prenez le temps d’y penser. Révélez le fond de votre cœur. Corrigez-le, si vous en ressentez le besoin. Après tout, vous êtes libre. Mais n’oubliez jamais : c’est la volonté qui fait le héros, pas la catastrophe. N’attendez pas – pour agir, pour aimer, pour vivre – d’être au pied du mur. Vous risqueriez de le voir s’effondrer. Que chacun de vous se fasse le premier homme d’un lendemain qui chante. La vie est ainsi fête.
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Arthur Hannoun
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Marie Barjon
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