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Angélica

Elle a ouvert la porte et semblait pressée. À une heure si tardive, l’équipe médicale de nuit s’efforce de tromper la fatigue. Cette infirmière ne faisait pas exception.

En pénétrant dans la chambre 026 où je me trouvais, sa chambre, elle a immédiatement jeté un œil désinvolte, masquant son inquiétude, au cadran de sa montre. Sept heures du soir, un dimanche. Décidément, les visites étaient finies depuis bien longtemps. Elle s’est approchée, s’apprêtant à remuer les lèvres. Inaudible. Elle ne dit rien ; elle avait dû remarquer que je portais une chemise à col romain. C’était un de ces détails qui vous changent toute une perception. Sa crainte s’apaisa et elle ressortit. Elle devait penser que je venais accomplir une tâche et qu’il fallut me laisser en paix. Mais non, j’étais un visiteur qui outrepassait les limites. Encore un…

J’ai ouvert la fenêtre pour échapper à l’épaisse atmosphère qui habitait la pièce. J’ai allumé une cigarette et examiné une nuit pensive et étoilée. Pour approcher le lit et s’asseoir auprès d’elle, il fallait disposer d’une de ces chaises inconfortables. J’avais besoin d’un break.

De loin, adossé au mur en prenant soin d’évacuer la fumée si nocive dehors, je la contemplais. Elle bougeait si peu qu’elle semblait paisiblement installée dans une humeur des plus macabres. Et elle respire encore, toute haletante sous un voile d’espoir.

Elle avait eu l’air plus rebelle et dynamique lorsque je l’ai rencontrée.

 

Ce jour-là, nous étions en été et je me rendais à l’école à pied, elle m’a appelé par mon prénom, alors que moi, j’ignorais tout du sien.

« Frédéric ! »

J’ai levé la tête pour faire face à un visage rond, au-dessus duquel se dressaient deux couettes habillées de rubans.

« Il fait trop chaud pour nous y rendre, Frédéric. Allons plutôt au lac nous baigner, qu’en dis-tu ? »

Je n’ai pas su refuser. Maman ne m’a pas grondé. J’irai à la Confession dimanche, Il jugera de mes actes et je serai pardonné. Bien sûr, il fallut qu’à cet usage je récite trois Je vous salue Marie tous les soirs les sept jours qui suivirent. Un jeu d’enfant.

Angélica fut assignée aux corvées familiales tout un mois.

Nous n’avons plus jamais manqué un seul cours. Nous ne nous quittions plus.

Tous les mercredis, Angélica m’accompagnait au catéchisme, sans assister à la séance. Elle ne faisait que me tenir compagnie pendant le trajet. En arrivant, je me sentais moins seul et elle m’embrassait sur la joue.

« Passe donc le bonjour au Bon Dieu pour moi. »

Puis elle restait là, devant la porte, sans jamais pénétrer dans le monde qui allait devenir le mien. J’étais alors partagé entre deux mondes comme un ciel qui ne sait choisir entre rayon de lumière ou de pluie…

Informée par Mère Catherine et Père Jacques, Maman m’interdit d’accepter cette affection avant le catéchisme. Elle trouva mon comportement blasphématoire.

Nous nous sommes construits de beaux souvenirs qui allégèrent l’amertume de mon enfance. Ces fois où nous allions nous baigner en ne manquant pas de courir après les canards le temps de sécher, les courses dans les champs de blés prêts pour la moisson, les batailles l’hiver, la confection du bonhomme de neige dont la carotte avait été volée au potager du presbytère… Je n’ai jamais manqué de penser qu’Angélica était la sœur que je n’avais jamais eue, l’amie, la confidente m’ayant soutenu toutes ces années. À l’adolescence, elle m’avait assuré dans mon choix de carrière.

« Tu aimes ton gentil Dieu, pas vrai Frédéric ?

– Bien sûr que je l’aime Angélica ! C’est le Bon Dieu !

– Dans ce cas, sers-le.

– Comment ?

– En devenant prêtre bon sang ! Le Père Jacques est vieux, tu n’as qu’à prendre sa suite lorsque tu auras fini le séminaire. Tu seras très compétent, le meilleur prêtre qui soit !

– Mais, disais-je en baissant la tête, je ne te verrai plus ! Tu ne sais même pas à quoi ressemble une église !  Tu veux te débarrasser de moi… »

Elle eut un éclat de rire qui pétilla.

« Voyons Frédéric : il s’agit là de ta vie. Deviens prêtre, je me ferai donc baptiser. Je pourrai ainsi te visiter au travail. Je viendrai subir tirades et homélies ! »

Le ciel se partageait, en ces temps-là, si facilement. Tout le monde avait pensé à juste titre que j’allais choisir entre Angélica et Dieu, comme si j’avais eu le choix.  Mais le monde choisit pour nous notre destin comme il choisit le temps qu’il fera. Comme si nous pouvions incliner à notre guise le cours du temps… En grandissant, j’allais devenir celui que je me prédestinais déjà à être, celui que j’étais en puissance au fond de moi. Seule mon âme était au courant ; Angélica était au courant, depuis tout ce temps. Mon âme sœur…

Nous avions grandi dans une petite ville de Bretagne, dans des terres où la mer est capable de reprendre son droit, son territoire. Nous nous amusions à la regarder aller et venir, engloutir des foyers, des terres voire des villes. La force des vagues était si forte qu’elle finit par scinder en deux notre village.

Angélica était de l’autre côté. De l’autre rive, serait plus juste…

J’ai entamé mes études au séminaire. Je me suis plongé dans une lecture assidue des Ecritures. Entre chaque prière, j’approfondissais ma soif inlassable et apprenais sans relâche à comprendre et construire ma foi. Parmi Isaïe, Abraham, Moise et tous les épisodes humains, la genèse était celui qui me rebutait le plus. Pourquoi ce serpent, pourquoi ce fruit défendu figuré d’une pomme ? Fruit si commun aujourd’hui depuis la découverte du savant Einstein et le mythe qui l’accompagna, ainsi que l’immanquable logo de la multinationale Apple. Le paradis, et l’éternel casse-tête ne cessant d’illustrer et de cristalliser l’Histoire des Temps, notre modernité…

Aucun jour ne passa sans que je me sente à ma place. L’Église devint mon second foyer. Angélica venait tous les samedis me rendre visite, deux heures durant lesquelles nous discutions comme si nous touchions aux mêmes astres sous les auspices d’un ciel partagé.

Un jour, elle parut. Elle avait les joues mouillées. C’était ma dernière année au séminaire. J’allais bientôt connaître le nom de ma paroisse, m’attendant naturellement à rejoindre le Père Jacques. Elle semblait assez triste mais n’en demeurait pas moins rayonnante. Nous avions entamé une promenade dans les jardins du Luxembourg.

« Je me sens partagée, Frédéric, j’attends plus. L’univers nous a rendus heureux tous les deux ; et tu l’es.  J’ai été si heureuse de t’aider à te trouver. Tu es heureux, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais voulu le contraire. Tu as été mon trésor, j’ai longtemps fouillé pour te trouver. Ce gamin, au bord d’une route de Bretagne. Et tu vas bientôt y retourner…

– Qu’y-a-t-il, tendre ange ?

– Je m’en vais, loin de toi mais jamais de trop. »

Je m’arrêtai net, sondant les allées pour trouver de quoi m’asseoir. Ces chaises de métal vert qu’on trouve si inconfortables d’habitude…

« Tu ne rentres pas avec moi ?

– J’ai pris un aller simple pour l’Afrique du Nord. Il y a beaucoup à faire ; le bénévolat ne vous est pas réservé.

– En avion ! Ce n’est pas très sûr… Tu ne devrais pas… Je…

– Tu prendras donc soin de prier un peu pour moi ».

Elle prit mes mains et ferma les yeux. « Je vous salue… »

 

C’était un vendredi, un coup de téléphone me réveilla avant la Tierce. Il était midi là-bas. L’homme parlait français, mais son accent aurait demandé traduction. Et typhus, ange. Il ne m’en fallait pas plus. Je tentais de prier au décollage et à l’atterrissage, nerveusement.

Je suis arrivé là, porté par je ne sais quel esprit, jusqu’à la porte de sa chambre. C’était une patiente. Le plus difficile fut de ne pas l’approcher, ni de la toucher. Mortelle, ressemblant à une simple fièvre ; c’était tout. Elle allait me quitter.

Je n’ai cessé de partager ma vie avec la sienne, de vivre sous l’auspice des mêmes rêves, sous le même ciel, qui à présent nous séparait. En vérité, Angélica m’avait rendu plus heureux. Elle m’avait ouvert les yeux et permis de comprendre ce qu’était le bonheur.

L’infirmière ne tarda pas. Elle me demanda si j’avais pu lui adresser l’extrême onction.

« Elle n’en a pas besoin ; elle est déjà au ciel. Mon ange… »

Victoria Gautier

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