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31 octobre

     Confortablement installé près de la fenêtre, Jim griffonnait des signes somme qu’il essayait   d’intervertir   avec   des   intégrales   rebelles.   En   se  demandant   quel   théorème d’interversion utiliser et surtout comment justifier son application, Jim pensait avec colère à toutes ces filières pseudo-mathématiques où les étudiants pouvaient s’en sortir avec des phrases creuses du style : « On considère qu’on a les bonnes hypothèses pour intervertir. » Si lui se permettait  une  telle  saillie  dans  son  devoir  maison,  son  chargé  de  TD  déchirerait  tout simplement sa copie en deux. À chaque cahot du RER, son poignet dérapait, et Jim lâchait un petit juron, assez drôle pour arracher un sourire à la demoiselle en face, sans être trop vulgaire pour la choquer. Ces signes bizarres que le jeune homme dessinait frénétiquement sur sa copie froissée l’intriguaient, aussi bien que la passion avec laquelle il semblait le faire.

     Jim jeta un bref coup d’œil au somptueux coucher de soleil qui gratifiait la rame d’une pluie de rayons dorés, et estima qu’il serait rentré chez lui dans quelques heures. De quoi largement faire tomber toutes les questions du DM, et recopier celui-ci au propre. Un homme d’un certain âge, vêtu d’un imperméable poussiéreux, interrompit ses réflexions en sollicitant la solidarité des voyageurs. Ce jour-là était l’anniversaire de sa petite-fille, et il n’avait pas eu de quoi lui offrir ne serait-ce qu’un modeste cadeau. Touché – comme il l’avait été la veille et l’avant-veille – par la voix chevrotante du mendiant, Jim leva son nez de ses sommes et lui tendit quelques euros, un sourire sobre aux lèvres. Cette vision de l’aïeul ne parvenant pas à joindre les deux bouts, et trouvant tout de même le temps de penser au fruit du fruit de ses entrailles, l’emplit de gratitude. D’aucuns rétorqueraient à Jim que le vieil homme avait reproduit à l’identique son discours des deux jours précédents, mais Jim trouverait quand même le moyen de continuer à y croire, en supposant l’existence d’une troisième petite-fille, née un jour après la deuxième, et deux jours après la première. Et puis, par récurrence, l’existence d’une  ribambelle  de  petites-filles  dont  les  dates  d’anniversaire  formaient  une  suite arithmétique de raison 1.  Enfin, un début de suite arithmétique, puisque, arrivés au 30 ou au 31 du mois, il faudrait repartir de 1… Cette pensée limitante troubla Jim, et il se souvint à l’occasion qu’on était justement le 31 du mois. Lorsqu’il serait arrivé à destination, il ne devrait surtout pas oublier de recharger son passe Navigo, en utilisant la borne prévue à cet effet.

     Au bout d’un temps trop long et trop pauvre en péripéties pour qu’en soient exposés les détails au lecteur que je devine facilement ennuyable, le train arriva à son terminus. Jim bâilla et descendit. Il se dirigea vers la borne de rechargement, et sortit sa carte bancaire. Après avoir validé quelques choix à l’aide du curseur de la borne, il arriva enfin sur l’écran de paiement. 767 euros et 4 centimes pour le mois de novembre ! Jim trouvait que c’était du vol. Le prix mensuel avait augmenté, et ce malgré toutes les promesses de la présidente du conseil régional, Valérie Traîtresse. Mais au-delà des paroles non tenues des politiciens de tous bords, Jim s’en voulut d’avoir élu domicile si loin du centre-ville. Certes, les paysages pittoresques de sa bourgade éveillaient en l’âme de profonds émois qu’aucune soirée parisienne ne saurait ne serait-ce qu’approcher. Il n’en demeurait pas moins qu’en termes de transport, habiter en zone 51 se révélait décidément très coûteux.

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Ayoub Hajlaoui

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